10.2
La formation de l'Armée insurrectionnelle "makhnoviste"
10.2.1 Les diverses forces en lutte en Ukraine
Bientôt, Makhno devint le point de ralliement de tous les insurgés.
Dans chaque village les paysans créèrent des groupes locaux clandestins. Ils se ralliaient à Makhno, le soutenant dans toutes ses entreprises, suivant ses conseils et ses dispositions.De nombreux détachements de partisans - ceux qui existaient déjà, comme ceux qui se formaient à nouveau - se ralliaient aux groupes de Makhno, cherchant une unité d'action. La nécessité de cette unité et d'une action généralisée était reconnue par tous les partisans révolutionnaires. Et tous étaient d'avis que cette unité serait réalisée pour le mieux sous la direction générale de Makhno. Tel fut aussi l'avis de plusieurs grands détachements d'insurgés, jusqu'alors indépendants les uns des autres. Il y avait, notamment, le grand corps d'insurgés commandé par Kourilenko (il opérait dans la région de Berdiansk), celui commandé par Stchouss (dans la région de Dibrivka), celui de Pétrenko-Platonoff (région de Grichino) et autres. Ils se joignirent tous spontanément au détachement de Makhno.
Ainsi, l'unification des unités détachées de partisans de l'Ukraine méridionale en une seule armée insurrectionnelle sous le Commandement suprême de Makhno se fit d'une façon naturelle, par la force des choses et par la volonté des masses.
La vaste et indomptable insurrection paysanne finit par désorienter et désagréger complètement les troupes d'occupation et la police de l'hetman. La contre-révolution, soutenue par les baïonnettes étrangères, perdait pied de plus en plus rapidement. La fin de la guerre et le bouleversement politique qui la suivit, en Allemagne et en Autriche, lui portèrent le coup de grâce. Fin 1918, les troupes allemandes et autrichiennes quittèrent le pays. L'hetman et les propriétaires s'enfuirent à nouveau pour ne plus revenir.
A partir de ce moment, trois forces essentielles, très différentes, se trouvèrent en action sur l'étendue de l'Ukraine : la " Pétliourovtchina ", le " bolchevisme " et la " Makhnovtchina ".
Nous avons assez parlé du bolchevisme pour que le lecteur puisse comprendre sans peine, et sans que nous y insistions, quels devaient être les buts et l'action des bolcheviks en Ukraine.
Nous venons de donner, d'autre part, une idée suffisante du mouvement paysan indépendant, dit " mouvement makhnoviste "dans ses premiers aspects.
Il nous reste à caractériser brièvement l'essence et l'oeuvre de la " Pétliourovtchina ".
Dès les premiers jours de la Révolution de février 1917, la bourgeoisie libérale ukrainienne, craignant les " excès " de la révolution " moscovite " et cherchant à les éviter chez elle, posa le problème de " l'indépendance nationale " de l'Ukraine. Une fois le tzarisme à terre, elle pouvait y songer avec espoir de succès, tous les partis politiques russes de gauche ayant proclamé hautement " le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en toute liberté ".
Soutenue par quelques autres couches de la population ukrainienne : les paysans riches (les " koulaks "), par les intellectuels libéraux, etc., cette bourgeoisie créa un vaste mouvement national autonomiste et séparatiste, visant à se détacher complètement de l'Etat " panrusse ".
Se rendant cependant compte que le mouvement ne pouvait espérer un succès solide et durable tant qu'il n'arriverait pas à se forger une force populaire armée sur laquelle il pourrait s'appuyer au besoin, les guides du mouvement : Simon Pétlioura et d'autres, portèrent leurs regards vers la masse des soldats ukrainiens qui se trouvaient sur le front et à l'arrière. On procéda à leur, organisation, sur une base nationale, en régiments ukrainiens spéciaux .
En mai 1917, les chefs du mouvement organisèrent un Congrès militaire qui élut un Comité militaire général : organe appelé à diriger le mouvement.
Plus tard, ce Comité fut élargi et baptisé " Rada " (Conseil en ukrainien).
En novembre 1917, au Congrès panukrainien, la " Rada " devint " Rada Centrale " ; sorte de Parlement de la nouvelle " République démocratique ukrainienne ".
Enfin, un mois après, la " Rada Centrale " proclama solennellement l'indépendance de cette " République ".
L'événement porta un coup sensible au bolchevisme qui venait de s'emparer du pouvoir en Grande Russie et, naturellement, voulait l'établir sur l'Ukraine, en dépit du " droit des peuples ".
Les bolcheviks dépêchèrent donc, en toute hâte, leurs troupes en Ukraine. Une lutte acharnée eut lieu entre elles et les formations de Pétlioura, autour de Kiew, capitale de l'Ukraine. Le 25 janvier 1918, les bolcheviks s'emparèrent de la ville, y installèrent leur gouvernement et commencèrent aussitôt à étendre leur pouvoir sur toute l'Ukraine. Ils n'y réussirent que partiellement. Le gouvernement de Pétlioura, les hommes politiques du mouvement séparatiste et leurs troupes se retirèrent dans la partie ouest du pays, s'y fortifièrent et, de là, protestèrent contre l'occupation de l'Ukraine par les bolcheviks.
Il est probable qu'un peu plus tard ces derniers seraient parvenus à étouffer le mouvement autonomiste. Mais les événements immédiats les en empêchèrent. En mars et avril 1918 ils se retirèrent en Grande Russie, laissant la place, conformément aux clauses du traité de Brest-Litovsk, à l'armée d'occupation austro-allemande.
Aussitôt, devançant cette dernière, les partisans de Pétlioura rentrèrent à Kiew. Leur gouvernement proclama la nouvelle " République Nationale Ukrainienne ".
Celle-ci ne vécut, elle aussi, que pendant quelques semaines. Il était bien plus avantageux pour les Austro-Allemands d'avoir affaire aux anciens seigneurs et maîtres de l'Ukraine qu'aux partisans de Pétlioura. S'appuyant sur leur force militaire, les Allemands éliminèrent sans façon le gouvernement républicain et le remplacèrent par l'autorité absolutiste de leur créature docile : l'hetman Skoropadsky. Pétlioura lui-même fut pour quelque temps emprisonné et dut disparaître momentanément de l'arène politique.
Mais la désagrégation du régime de l'hetman ne se fit pas attendre. L'immense insurrection des paysans commença aussitôt à lui porter des coups de massue. Se rendant compte de sa fragilité, les " pétliourovtzi " se remirent énergiquement à l'oeuvre. Les circonstances les favorisèrent. La paysannerie étant en révolte, des centaines de milliers d'insurgés spontanés n'attendaient que le premier appel pour marcher contre le gouvernement de l'hetman. Disposant de moyens suffisants pour rassembler organiser et armer une partie de ces forces, ses " pétliourovtzi " allèrent de l'avant et s'emparèrent, presque sans résistance de plusieurs grandes villes et localités. Ils soumirent les provinces ainsi conquises à un nouveau genre de pouvoir " Directoire ", avec Pétlioura en tête. Ils se hâtèrent d'étendre leur pouvoir sur une bonne partie de l'Ukraine, en profitant de l'absence d'autres prétendants, surtout des bolcheviks.
En décembre 1918, Skoropadsky s'enfuit. Le " Directoire " de Pétlioura entra solennellement à Kiew.
Cet événement suscita un grand enthousiasme dans le pays. Les " pétliourovtzi " firent tout pour " gonfler " leur succès à l'extrême. Ils prirent figure de héros nationaux.
En peu de temps, leur pouvoir s'étendit à nouveau sur la majeure partie de l'Ukraine. Ce ne fut qu'au sud, dans la région du mouvement des paysans " makhnovistes " qu'ils se heurtèrent à une résistance sérieuse. Là ils n'eurent pas de succès ; au contraire, ils y subirent quelques revers sensibles.
Dans tous les grands centres du pays les partisans de Pétlioura triomphaient.
Cette fois la domination de la bourgeoisie autonomiste paraissait assurée.
Ce n'était qu'une illusion.
Le nouveau pouvoir eut à peine le temps de s'installer que, déjà, la désagrégation commença autour de lui. Les millions de paysans et d'ouvriers qui, au moment du renversement de l'hetman, s'étaient trouvés dans le cercle de l'influence des " pétliourovtzi ", furent bientôt désillusionnés et commencèrent à quitter en masse les rangs de Pétlioura.
Donc, aussitôt après la chute de l'hetman et le départ des Austro-Allemands, le gouvernement de Moscou se hâta de réinstaller en Ukraine, définitivement, ses autorités, ses fonctionnaires, ses cadres de militants et, surtout, ses troupes et sa police.Ils cherchaient un autre appui à leurs intérêts et aspirations. La majeure partie se dissipa dans les bourgs et les villages et y adopta une attitude hostile au nouveau Pouvoir. D'autres se joignirent aux détachements insurrectionnels des " makhnovistes ". Les " Pétliourovtzi " se trouvèrent donc aussi vite désarmés par la marche des événements qu'ils avaient été armés. Leur idée d'autonomie bourgeoise, d'unité nationale bourgeoise, ne put se maintenir dans le peuple révolutionnaire que durant quelques heures. Le souffle brûlant de la révolution populaire réduisit en cendres cette fausse idée et mit ses porteurs dans une situation d'impuissance complète. En même temps, le bolchevisme militant s'approchait rapidement, venant du nord, expert en moyens d'agitation de classe et fermement décidé à s'emparer du pouvoir en Ukraine. Juste un mois après l'entrée du Directoire de Pétlioura à Kiew, les troupes bolchevistes y entrèrent à leur tour. Dès lors, le pouvoir communiste des bolcheviks s'établit dans la plus grande partie de l'Ukraine.
(P. Archinoff, op. cit ., p. 106.)
Mais, dans les parties ouest et sud, il se heurta bientôt, d'une part aux éléments nationaux de Pétlioura, qui s'y étaient retirés à nouveau ; d'autre part, au mouvement authentique et indépendant des masses paysannes, guidé par Makhno.
Pétlioura, chassé du coeur du pays, ne se tint pas pour battu ; s'étant retiré dans des régions moins accessibles pour les bolcheviks, il essaya de résister - partout où il le pouvait - et à ceux-ci, et aux " bandes paysannes " de Makhno.
Quant au mouvement paysans indépendant, il se vit bientôt obligé de se dresser, non seulement contre la bourgeoisie pétliourienne (avant d'entrer en action, plus tard, contre les tentatives monarchistes de Dénikine et de Wrangel), mais aussi contre l'imposture des bolcheviks.
Ainsi, la situation en Ukraine devenait plus embrouillée que jamais. Chacune des trois forces en présence avait à lutter contre les deux autres : les bolcheviks, contre Pétlioura ; Pétlioura, contre les bolcheviks et Makhno ; Makhno, contre Pétlioura et les bolcheviks.
Par la suite cet imbroglio se compliqua encore, par suite de l'apparition d'un quatrième élément : l'intervention des généraux russes nationalistes et monarchistes cherchant à reconstituer l'ancien empire russe dans son intégrité territoriale et sur sa base absolutiste. A partir de ce moment (été 1919), chacune des quatre forces en présence soutenait une lutte à outrance contre les trois autres. Ajoutons que, dans cette ambiance chaotique, l'Ukraine devint un champ libre pour des exploits et des coups de mains audacieux d'une multitude de véritables " bandes " armées, composées d'éléments dévoyés à la suite de la guerre et de la Révolution, et vivant de pur brigandage. De telles bandes parcourraient le pays dans tous les sens ; elles avaient leurs repaires dans tous les recoins ; elles opéraient presque sans inconvénient dans tout le Midi de l'Ukraine.
(Beaucoup plus tard, les bolcheviks, suivant leur moyen habituel de diffamation, s'efforcèrent d'assimiler le mouvement indépendant des paysans, et Makhno en personne à ces éléments de brigandage et de contre-révolution. Par ce qui précède, le lecteur saura déjà apprécier les faits, les hommes et les légendes.)
On peut s'imaginer le chaos fantastique dans lequel se trouvait plongé le pays, et aussi les invraisemblables " combinaisons " qui se nouaient, se dénouaient, se renouaient tout au long de ces trois années de luttes (fin 1918 à fin 1921), jusqu'au moment où le bolchevisme l'emporta définitivement sur les autres.
Ajoutons et soulignons, avec Archinoff, que toute l'action des bolcheviks en Ukraine fut une pure imposture imposée par la force des armes, imposture qu'ils ne cherchèrent même pas à dissimuler.
Tout en installant leur gouvernement, d'abord à Kharkov, ensuite à Kiew, ils poussaient leurs divisions à travers les régions déjà libérées du pouvoir de l'hetman et y créaient militairement les organes du " pouvoir communiste ".
Là où les bolcheviks occupaient la place de haute lutte, après en avoir chassé les partisans de Pétlioura, aussi bien que là où la région était libre et les travailleurs maîtres d'eux-mêmes, le " pouvoir communiste " s'installait par ordre militaire. Les conseils des ouvriers et des paysans (les Soviets), qui avaient soi-disant créé ce pouvoir, apparaissaient plus tard, le fait étant accompli et le pouvoir déjà consolidé. Avant les Soviets il y avait les " Comités révolutionnaires ". Et avant les " Comités ", il y avait, tout simplement, les divisions militaires.-(P. Archinoff, op. cit ., p. 129.)
10.2.2 Les qualités et les défauts du mouvement " makhnoviste "
Nous avons vu qu'en raison de nombreuses circonstances particulières, la Révolution Sociale comme en Ukraine, non pas au moyen de la prise du pouvoir par un parti politique d'extrême gauche, mais, en dehors de toute question de pouvoir, au moyen d'une immense révolte spontanée des paysans contre leurs nouveaux oppresseurs.
Au début, cette révolte fut une sorte de tempête déchaînée. Avec une fureur exaspérée, les masses paysannes se vouèrent à la destruction violente de tout ce qu'elles haïssaient, de tout ce qui les opprimait depuis des siècles.
Aucun élément positif n'apparaissait encore dans cette oeuvre destructrice.
Mais, peu à peu, dans la mesure même où les événements se développaient, le mouvement des paysans révolutionnaires s'organisait, s'unifiait et précisait de mieux en mieux ses tâches essentielles et constructives.
Obligé de résumer les événements et d'éliminer, autant que possible les détails, nous fixerons tout de suite les traits essentiels, spécifiques du mouvement " makhnoviste ", traits dont les manifestations devenaient de plus en plus nettes au cours des événements qui suivirent la débâcle du régime de l'hetman et la fin de l'occupation allemande.
Ces traits caractéristiques du mouvement peuvent être divisés en deux groupes différents : le premier comprend les côtés forts, les qualités et les mérites ; le second, les faiblesses, les défauts et les erreurs . Il ne faut pas croire en effet, que le mouvement " makhnoviste " ait été irréprochable, qu'il ait été sans taches ni lacunes. (Certaines défaillances permirent aux bolcheviks de salir et de calomnier le mouvement.)
Les côtés forts et méritoires du mouvement furent :
Les cotés faibles du mouvement furent :
Ceci dit, revenons aux événements. Tout en les suivant, nous aurons l'occasion d'observer et les qualités et les défauts du mouvement pour arriver à le juger en son entier.
10.2.3 Attaque générale des insurgés contre l'Hetman, les Allemands et contre Pétlioura. - Leur victoire. - La création d'une région libre, débarrassée de tout pouvoir.
En octobre 1918, les détachements de Makhno, réunis en une armée de partisans volontaires, commencèrent une attaque générale contre les forces de l'hetman.
En novembre, les troupes austro-allemandes se trouvèrent complètement désorientées par les événements sur le front occidental de la guerre et à l'intérieur des pays qu'elles occupaient. Makhno mit à profit cet état de choses. Dans certains endroits, il traita avec ces troupes, obtint leur neutralité et réussit même à les désarmer sans difficulté, s'emparant ainsi de leurs armes et munitions. Ailleurs, il les repoussait en combattant. Par exemple, après un combat opiniâtre de trois jours, il occupa définitivement Goulaï-Polé.
Partout on pressentait la fin proche du régime de l'hetman. La jeunesse paysanne affluait en masse à l'armée de Makhno. On regrettait de ne pas pouvoir armer tous ces volontaires et de devoir en refuser la plus grande partie.
Néanmoins, l'armée des insurgés " makhnovistes " possédait déjà plusieurs régiments d'infanterie et de cavalerie, un peu d'artillerie et de nombreuses mitrailleuses.
Quant aux troupes ukrainiennes et à la garde (" varta ") de l'hetman, elles se volatilisèrent presque toutes devant l'accroissement extraordinaire de l'armée insurrectionnelle.
Bientôt, cette dernière devint la maîtresse d'une très vaste région, libérée ainsi de tout pouvoir. Mais l'hetman tenait encore Kiew. Makhno remonta alors vers le nord. Il occupa les importantes stations de chemin de fer : Tchaplino, Grichino, Sinelnikovo, et la ville de Pavlograd. Il tourna ensuite à l'ouest, dans la direction d'Ekatérinoslaw.
Là, il se heurta aux forces réorganisées et complètement militarisées de Pétlioura.
A cette époque, les " pétliourovtzi " considéraient le mouvement " makhnoviste " comme un épisode peu important de la révolution ukrainienne. Ne le connaissant pas de près, ils espéraient attirer ces " bandes de révoltés "dans leur sphère d'influente et les placer sous leur direction. Ils adressèrent à Makhno, très amicalement, une série de questions politiques, à savoir : Quel était son opinion sur le mouvement pétliourien et sur le pouvoir de Pétlioura ? Comment se représentait-il la structure politique future de l'Ukraine ? Ne trouvait-il pas désirable et utile d'oeuvrer en commun à la création d'une Ukraine indépendante ?
La réponse des " makhnovistes " fut nette. Ils déclarèrent notamment que, à leur avis, la " pétliourovtchina "était un mouvement de la bourgeoisie nationaliste dont la voie était tout autre que celle des paysans révolutionnaires ; que l'Ukraine devait être organisée sur la base d'un travail libre et de l'indépendance des ouvriers et des paysans ; qu'ils n'admettaient aucune union avec qui que ce fût, et que seule la lutte était possible entre la " Makhnovtchina ", mouvement du peuple laborieux, et la " Pétliourovtchina ", mouvement de la bourgeoisie.
Les événements qui suivirent cet " échange de vues " représentent l'un de ces chassés-croisés dont abondent les luttes en Ukraine.
L'armée de Makhno s'arrêta à Nijné-Dniéprovsk, faubourg d'Ekatérinoslaw, et se prépare à attaquer la ville. Un " Comité " bolcheviste se trouve là, également. Il dispose de quelques forces armées insuffisantes pour l'action. Makhno étant connu dans la région comme révolutionnaire valeur et un guide de guerre très doué, le " Comité " lui offre le commandement des détachements ouvriers du parti. Makhno l'accepte.
Il recourt à une ruse - comme il le faisait souvent - fort risquée, mais pleine de promesses en cas de réussite : il charge un train de ses troupes et l'envoie de Nijné-Dniéprovsk en pleine gare d'Ekatérinoslaw, sous l'aspect paisible d'un " train ouvrier ". De tels trains, amenant les habitants ouvriers du faubourg à la gare d'Ekatérinoslaw d'où ils se rendaient à leur travail, passaient généralement sans obstacle ni contrôle. Makhno le savait. Si, par hasard, la ruse avait été découverte avant l'arrêt du train, toute la troupe eut été faite prisonnière.
Le train passe sans entrave, il entre en gare et s'arrête. En un clin d'oeil, les troupes " makhnovistes " occupent la gare et ses environs. Une bataille acharnée s'engage en ville. Les pétliouriens sont vaincus. Ils battent en retraite et abandonnent la ville. On ne les poursuit pas. Makhno se contente, pour l'instant, de prendre possession de la ville et de s'y organiser.
Quelques jours après, les pétliouriens, ayant reçu des renforts, reviennent à la charge, battent l'armée de Makhno et reprennent la ville. Mais ils ne se sentent pas assez forts pour poursuivre les makhnovistes.
L'armée insurrectionnelle se retire à nouveau dans la région de Sinelnikovo. Elle s'y retranche et établit une ligne de front entre elle et les pétliouriens à la frontière nord-ouest de la région occupée par les insurgés.
Les troupes de Pétlioura, composées pour la plupart paysans insurgés ou mobilisés par contrainte, se désagrègent rapidement au contact des makhnovistes. Bientôt, ce front est liquidé, sans combat : il a " fondu ". Par la suite, Ekatérinoslaw sera occupé par les bolcheviks qui, pour l'instant, ne se hasarderont pas au-delà de la ville. De son côté, Makhno ne croit pas ses forces suffisantes pour tenir ferme à la fois Ekatérinoslaw et la vaste région libérée. Il se décide à abandonner Ekatérinoslaw aux bolcheviks et à n'assurer que le contrôle des frontières de cette région.
Ainsi, au sud et à l'est d'Ekatérinoslaw, un vaste espace de plusieurs milliers de kilomètres carrés est libéré de toute autorité et de toutes troupes. Là, les paysans sont enfin vraiment libres. A Ekatérinoslaw règnent les bolcheviks. Et à 1'ouest dominent les pétliouriens.
10.2.4 Le travail positif dans la région libre
Notons aussitôt que, ça et là, les paysans makhnovistes mirent à profit cette liberté et le calme relatif de leur région - hélas ! de courte durée - pour réaliser certaines tâches positives.
Pendant quelque six mois, de décembre 1918 à juin 1919, les paysans de Goulaï-Polé vécurent sans aucun pouvoir politique. Or, non seulement ils ne rompirent pas les liens sociaux entre eux, mais, bien au contraire, ils créèrent des formes nouvelles d'organisation sociale : les communes des travailleurs libres et les " Soviets libres " des travailleurs .
Plus tard, les " makhnovistes formulèrent leurs idées sociales - et particulièrement leur conception des Soviets - dans une brochure intitulée : " Thèses générales des insurgés révolutionnaires (makhnovistes ) concernant les Soviets libres des travailleurs ". Je regrette de n'avoir pas ce travail en mains. Selon les insurgés, les Soviets devaient être absolument indépendants de tout parti politique ; ils devaient faire partie d'un système économique général basé sur l'égalité sociale ; leurs membres devaient être des travailleurs authentiques, servir les intérêts de la masse laborieuse, obéir uniquement à sa volonté ; leurs animateurs ne devaient exercer aucun " Pouvoir ".
Quant aux " communes ", en plusieurs endroits des tentatives furent faites pour organiser la vie sociale sur une base communale, égalitaire et juste.
Les mêmes paysans qui se montraient hostiles pour les " communes " officielles procédèrent avec enthousiasme à la mise sur pied des communes libres.
Près du bourg " Prokovskoïé " fut organisée la première commune, dite " Rosa Luxembourg ". Elle ne comptait au début que quelques dizaines de membres. Plus tard, leur nombre dépassa 300.
Cette commune fut créée par les paysans les plus pauvres de la localité. En la consacrant à la mémoire de Rosa Luxembourg, ils témoignèrent de leur impartialité et d'une certaine noblesse de sentiment. Ils savaient depuis quelque temps que Rosa Luxembourg fut une martyre des luttes révolutionnaires en Allemagne. Les principes essentiels de la commune ne correspondaient pas du tout à la doctrine pour laquelle Rosa Luxembourg avait lutté. Mais les paysans voulurent honorer, justement et uniquement, une victime de la lutte sociale.
La commune était basée sur le principe non-autoritaire. Elle arriva à de très beaux résultats et finit par exercer une grande influence sur les paysans de la contrée (6).
A sept kilomètres de Goulaï-Polé se forma une autre commune appelée simplement " Commune n° 1 des paysans de Goulaï-Polé ". Elle fut également une oeuvre de paysans pauvres.
A une vingtaine de kilomètres de là se trouvaient les communes n° 2 et n° 3. Il y en avait aussi en d'autres endroits.
Toutes ces communes furent créées librement, par un élan spontané des paysans eux-mêmes, avec l'aide de quelques bons organisateurs et pour faire face aux besoins vitaux de la population laborieuse. Elles n'avaient aucune ressemblance avec les " communes artificielles, dites " exemplaires ", montées très maladroitement par les autorités communistes, où étaient réunis, habituellement, des éléments hétéroclites, rassemblés au hasard, incapables de travailler sérieusement. Ces soi-disant " communes " du bolchevisme ne faisaient que gaspiller les graines et abîmer la terre. Subventionnées par l'Etat, c'est-à-dire par le gouvernement, elles vivaient donc du travail du peuple, tout en prétendant lui apprendre à travailler.
Les communes qui nous intéressent ici étaient de véritables communes laborieuses. Elles groupaient des paysans authentiques, accoutumés dès leur enfance à un travail sérieux. Elles étaient basées sur une réelle entr'aide matérielle et morale, et sur le principe égalitaire. Tous - hommes, femmes et enfants - devaient y travailler, chacun dans la mesure de ses forces. Les fonctions organisatrices étaient confiées à des camarades capables de les remplir avec succès. Leur tâche accomplie, ces camarades reprenaient le travail commun, côte à côte avec les autres membres de la commune.
Ces principes sains, sérieux, étaient dus à ce que les communes surgirent des milieux laborieux mêmes et que leur développement suivit la voie naturelle.
Les partisans " makhnovistes " n'exercèrent jamais aucune pression sur les paysans, se bornant à propager l'idée des communes libres. Celles-ci furent formées sur l'initiative des paysans pauvres eux-mêmes.
Il est intéressant et suggestif de constater que les idées et l'action des paysans makhnovistes étaient en tous points semblables à celles des révoltés de Cronstadt en 1921. Cela prouve que lorsque les masses laborieuses ont la possibilité de penser, de chercher et d'agir librement, elles discernent à peu près la même voie, quelles que soient la localité, l'ambiance et même - ajoutons-le - l'époque, si l'on se rapporte aux révolutions précédentes. Indépendamment de tout autre raisonnement, cela doit nous porter à croire que, dans son ensemble, cette voie est la bonne, la juste, la vraie voie des travailleurs. Certes, pour de nombreuses raisons, les masses laborieuses ne purent jamais encore se maintenir sur cette voie. Mais la possibilité de ne plus l'abandonner, de la poursuivre jusqu'au bout, n'est qu'une question de temps et d'évolution.
L'activité constructrice des paysans ne se borna pas à ces ébauches du communisme libre. Des tâches beaucoup plus vastes et importantes ne tardèrent pas à se dresser devant eux.
Il était nécessaire de trouver en commun des solutions pratiques aux différents problèmes concernant la région entière. Pour cela il était indispensable de mettre sur pied une organisation générale, embrassant d'abord tel et tel district, ensuite tel et tel département et enfin la région dans sa totalité. Il fallait créer des organes susceptibles de remplir cette tâche organisatrice.
Les paysans n'y manquèrent pas. Ils eurent recours à des Congrès périodiques des paysans, ouvriers et partisans
Pendant la période où la région resta libre, il y eut trois Congrès régionaux. Ils permirent aux paysans de resserrer leurs liens, de s'orienter d'une façon plus sûre dans l'ambiance compliquée du moment et de déterminer clairement les tâches économiques, sociales et autres qui s'imposaient à eux.
Le premier Congrès régional eut lieu le 23 janvier 1919, dans le bourg Grande-Mikhaïlovka. Il s'occupa tout particulièrement du danger des mouvements réactionnaires de Pétlioura et de Dénikine. Les pétliouriens étaient en train de réorganiser leurs forces dans l'ouest du pays en vue d'une nouvelle offensive. Quant à Dénikine, ses préparatifs de guerre civile inquiétaient encore plus les paysans et les partisans. Le Congrès élabora des mesures de résistance contre les deux entreprises. D'ailleurs, des combats de patrouilles, de plus en plus importants, se produisaient déjà presque quotidiennement à la limite sud-est de la région.
Le deuxième Congrès se réunit trois semaines après, le 12 février 1919, à Goulaï-Polé. Malheureusement, le danger imminent d'une offensive de Dénikine contre la région libre interdit au Congrès de se consacrer aux problèmes, pourtant urgents, de la construction pacifique. Les séances furent entièrement absorbées par des questions de défense et de lutte contre le nouvel envahisseur.
L'armée insurrectionnelle des " makhnovtzi " comptait à ce moment-la environ 20.000 combattants volontaires. Mais beaucoup d'entre eux étaient harassés, épuisés par la fatigue, ayant dû mener sur les frontières de la région libre d'incessants combats contre les avant-gardes dénikiniennes et contre d'autres tentatives d'y pénétrer. Or les troupes de Dénikine se renforçaient rapidement.
Après des débats longs et passionnés, le Congrès résolut d'appeler les habitants de toute la région à une mobilisation générale volontaire et égalitaire.
" Mobilisation volontaire " : cela voulait dire que, tout en soulignant par cet appel, sanctionné par l'autorité morale du Congrès, la nécessité de compléter l'armée insurrectionnelle avec des combattants frais, on n'obligeait personne à s'enrôler; on faisait appel à la conscience et à la bonne volonté de chacun.
" Mobilisation égalitaire ": cela signifiait qu'en complétant l'armée, on tiendrait compte de la situation personnelle de chaque volontaire pour que les charges de la mobilisation soient réparties et supportées par la population d'une façon autant que possible égale et juste.
Pour créer une sorte de direction générale de la lutte contre Pétlioura et contre Dénikine, pour maintenir et soutenir, pendant la lutte, les rapports économiques et sociaux entre les travailleurs eux-mêmes et aussi entre eux et les partisans pour répondre aux besoins d'information et de contrôle, enfin pour réaliser les diverses mesures adoptées par le Congrès et pouvant être prises par les Congrès suivants, ce deuxième Congrès fonda un Conseil (Soviet) Révolutionnaire Militaire régional des paysans, ouvriers et partisans.
Ce Conseil embrassait toute la région libre. Il devait exécuter toutes les décisions d'ordre économique, politique, social ou militaire, prises par les Congrès. Il était donc, en quelque sorte, l'organe exécutif suprême de tout le mouvement. Mais il n'était nullement un organe autoritaire. Seule une fonction strictement exécutive lui fut assignée. Il se bornait à exécuter les instructions et les décisions des Congrès. A tout moment il pouvait être dissous par le Congrès et cesser d'exister.
Dès que les résolutions de ce deuxième Congrès furent connues par les paysans de la région, chaque bourg et chaque village commencèrent à envoyer à Goulaï-Polé, en masse, de nouveaux volontaires désirant se rendre sur le front contre Dénikine.
Le nombre de ces nouveaux combattants fut énorme et dépassa toutes les prévisions. S'il avait été possible de les armer et de les encadrer tous, les événements tragiques qui suivirent n'auraient jamais eu lieu. De plus, toute la révolution russe aurait pu être aiguillée sur un autre chemin. Le " miracle " que les libertaires devaient espérer eût pu se produire.
Malheureusement, on manquait d'armes dans la région. C'est pourquoi on ne réussit pas à former en temps opportun des détachements nouveaux. On dut refuser 90% des volontaires venus s'engager.
Ceci eut pour la région, comme nous le verrons, des conséquences fatales lors de l'offensive générale de Dénikine en juin 1919.
Note:
(6) Cette commune fut détruite les 9 et 10 juin 1919 par les bolcheviks, lors de leur campagne générale contre la région makhnoviste.
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