10.3 

Les offensives de Dénikine et l'effondrement final


Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline


 

10.3.1 La résistance des " makhnovistes ".

" Les étatistes, dit avec juste raison P. Archinoff, redoutent le peuple libre. Ils affirment que sans autorité ce dernier perdra l'ancre de sociabilité, se dissipera et retournera à l'état sauvage. Ce sont là, assurément, des propos absurdes, tenus par des fainéants, des amateurs de l'autorité et du travail d'autrui, ou bien par les penseurs aveugles de la société bourgeoise. "

Déjà, l'ennemi mortel du monde laborieux et de sa liberté - l'Autorité - serrait de près la région. Et il la menaçait de deux côtés à la fois. Du côté sud-est montait l'armée du général Dénikine. Du côté nord descendait l'armée de l'Etat " communiste ". Ce fut Dénikine qui arriva le premier.

Dès les premiers jours qui suivirent la chute de l'hetman, quelques détachements contre-révolutionnaires commandés par le général Chkouro, patrouillant en éclaireurs, s'infiltrèrent en Ukraine du côté du Don et du Kouban, et s'approchèrent de Pologui et de Goulaï-Polé. Ce fut la première menace de la nouvelle contre-révolution contre la région libérée. Nous avons vu que le premier Congrès des paysans dut s'en occuper tout particulièrement.

Naturellement l'armée des insurgés makhnovistes se porta de ce côté. Son infanterie et sa cavalerie étaient très bien organisées et commandées, assez bien armées, pleines de foi et d'entrain.

L'infanterie makhnoviste était organisée d'une façon toute spéciale et originale. Elle se déplaçait comme la cavalerie, à l'aide de chevaux, non pas à cheval, mais dans de légères voitures à ressorts, appelées dans l'Ukraine méridionale " tatchanka ". Marchant au trot rapide, en même temps que la cavalerie, cette infanterie pouvait faire aisément de 60 à 70 kilomètres par jour et même, au besoin, 90 à 100 kilomètres.

Quant à la cavalerie makhnoviste, elle était certainement l'une des meilleures du monde. Ses attaques étaient foudroyantes, irrésistibles. N'oublions pas que beaucoup de ces paysans révolutionnaires avaient participé à la guerre de 1914, donc étaient des combattants éprouvés, accomplis.

Ce détail fut d'une grande importance. Il permit à la population paysanne de la région de remédier, dans une certaine mesure, à l'épuisement des combattants makhnovistes. En effet, sur certaines parties du front particulièrement exposées, quelques centaines de paysans des environs venaient régulièrement remplacer les combattants fatigués. Ceux-ci leur remettaient leurs armes et rentraient au pays. Après quelque deux ou trois semaines de bon repos, ils revenaient reprendre leur place sur le front. A centaines époques, les paysans venaient combattre pendant que les combattants allaient les remplacer, à l'intérieur aux travaux des champs.

Ajoutons que les paysans se chargèrent aussi, dès le début, d'approvisionner régulièrement l'Armée insurrectionnelle en vivres et en fourrage. Une section centrale d'approvisionnement fut organisée à Goulaï-Polé. On y amenait de tous côtés vivres et fourrages pour les envoyer ensuite au front.

Dénikine ne prévoyait nullement la résistance opiniâtre des insurgés makhnovistes. D'autre part, il comptait sur la lutte imminente entre le Directoire de Pétlioura et les bolcheviks. Il espérait, mettant à profit cet état de choses, battre facilement l'un et les autres et établir son front - au moins pour les premiers temps - en avant des limites nord du département d'Ekatérinoslaw. Mais il se heurta inopinément à l'excellente et tenace armée des insurgés.

Après les premières batailles, les détachements de Dénikine durent battre en retraite dans la direction du Don et de la mer d'Azov. En un court laps de temps, toute la contrée depuis Pologui jusqu'à la mer fut libérée. Les partisans makhnovistes occupèrent plusieurs stations de chemin de fer et villes importantes, telles que Berdiansk et Marioupol.

C'est à partir de ce moment - janvier 1919 - que le premier front contre Dénikine fut solidement établi. Il s'étendit par la suite sur plus de 100 kilomètres dans la direction est et nord-est de Marioupol.

Naturellement, Dénikine ne lâchait pas prise. Il poursuivait et accentuait ses attaques et ses incursions.

Pendant six mois les makhnovistes continrent ce flot contre-révolutionnaire. La lutte fut opiniâtre et acharnée, Le général Chkouro avait lui aussi une excellente cavalerie. De plus il appliqua les méthodes d'action des partisans : ses détachements pénétraient profondément à l'arrière de l'armée makhnoviste ; ils s'y répandaient rapidement, détruisant brûlant et massacrant tout ce qu'ils pouvaient atteindre ; puis ils disparaissaient comme par enchantement pour apparaître brusquement dans un autre endroit pour y commettre les mêmes dévastations.

C'était exclusivement la population laborieuse qui souffrait de ces incursions. On se vengeait sur elle de l'aide que les paysans apportaient à l'armée insurrectionnelle, de leur hostilité vis-à-vis des dénikiniens. On espérait provoquer ainsi une réaction contre la Révolution. La population juive, qui habitait depuis très longtemps la région d'Azov, y formant des colonies spéciales, souffrait également de ces raids. Les dénikiniens massacraient les Juifs à chaque visite, cherchant à provoquer ainsi un mouvement populaire antijuif, ce qui aurait facilité leur tâche.

Cependant, en dépit de leurs effectifs bien encadrés et bien armés, en dépit de leurs attaques furieuses, les dénikiniens ne parvinrent pas à réduire les troupes insurrectionnelles pleines d'ardeur révolutionnaire et non moins habiles dans la guerre d'embuscades. Tout au contraire, pendant ces six mois de luttes acharnées, le général Chkouro reçut plus d'une fois de tels coups des régiments Makhnovistes que des retraites précipitées de 80 à 120 kilomètres le sauvèrent d'un désastre complet. Durant cette période les makhnovistes parvinrent, au moins cinq ou six fois jusque sous les murs de Taganrog. A ce moment-là, seul le manque de combattants et d'armes empêcha Makhno de détruire la contre-révolution de Dénikine .

La haine et l'acharnement des officiers dénikiniens contre les makhnovistes prenaient des proportions incroyables. On soumettait les prisonniers à des tortures raffinées. Souvent, on les faisait déchiqueter par des explosions d'obus. Et plusieurs cas sont connus - ils furent cités, avec toutes les précisions voulues, par la presse des insurgés - où l'on brûla vifs les prisonniers sur des plaques de fer rougies par le feu.

Au cours de cette lutte, le talent militaire de Makhno se révéla d'une manière éclatante. Sa réputation de chef de guerre remarquable lui fut reconnue même par ses ennemis, les dénikiniens. Cela n'empêcha pas - au contraire ! - le général Dénikine d'offrir un demi-million de roubles à qui tuerait ou capturerait Makhno.

Durant toute cette période, les relations entre les makhnovistes et les bolcheviks demeurèrent espacées, mais amicales. Un fait le souligne. En janvier 1919, les makhnovistes ayant rejeté les troupes dénikiniennes vers la mer d'Azov après de durs combats, leur prirent une centaine de wagons de blé. La première pensée de Makhno et de l'état-major de l'Armée insurrectionnelle fut d'envoyer ce butin aux ouvriers affamés de Moscou et de Pétrograd. Cette idée fut accueillie avec enthousiasme par la masse des insurgés. Les 100 wagons de blé furent livrés à Pétrograd et à Moscou, accompagnés d'une délégation makhnoviste qui fut reçue très chaleureusement par le Soviet de Moscou.

 

10.3.2 La première apparition des bolcheviks dans la région libre. - Tâtonnements amicaux. - Pourparlers. - La jonction de l'armée " makhnoviste " et de l'armée rouge " pour la cause commune "

Les bolcheviks apparurent dans la région de la " Makhnovtchina " beaucoup plus tard que Dénikine. II y avait déjà plusieurs mois que les insurgés makhnovistes le combattaient ; ils l'avaient chassé de leur région et établissaient leur ligne de défense à l'est de Marioupol lorsque la première division bolchevistes, venant du nord et commandée par Dybenko, arriva à Sinelnikovo, sans obstacle.

A ce moment-là, Makhno lui-même comme tout le mouvement insurrectionnel étaient au fond des inconnus pour les bolcheviks. Jusqu'alors, dans la presse communiste, on avait parlé de Makhno comme d'un insurgé audacieux qui promettait beaucoup. Sa lutte contre Skoropadsky, puis contre Pétlioura et Dénikine lui attirait la bienveillance des chefs bolchevistes qui, naturellement, espéraient incorporer son armée dans la leur. Aussi chantaient-ils à l'avance les louanges de Makhno et lui consacraient-ils des colonnes entières dans leurs journaux, sans avoir fait sa connaissance sur place.

Une fois de plus, cédons la plume à Pierre Archinoff :

" La première rencontre des combattants bolchevistes avec ceux de Makhno eut lieu, au mois de mars 1919, sous les mêmes signes de bienveillance et de louanges.

Makhno fut immédiatement invité à se joindre, avec tous ses détachements, à l'Armée Rouge, dans le but de vaincre Dénikine, toutes forces réunies. Les différences " politiques " et idéologiques entre les bolcheviks et les paysans makhnovistes étaient considérées comme ne pouvant en aucune façon faire obstacle à l'union sur la base d'une cause commune. Les autorités bolchevistes laissèrent comprendre que les particularités du mouvement insurrectionnel devaient rester inviolables.
Makhno et son état-major se rendaient parfaitement compte que l'arrivée du Pouvoir communiste était une nouvelle menace pour la liberté de la région ; ils y voyaient bien l'augure d'une guerre civile d'une nouvelle essence. Mais ni Makhno, ni l'état-major de l'armée, ni le Conseil (Soviet) régional, ne voulaient cette guerre car elle pouvait avoir une influence funeste sur le sort de toute la révolution ukrainienne. On ne perdait pas de vue la contre-révolution franche et bien organisée qui s'approchait du Don et du Kouban, et avec laquelle il n'y avait qu'un seul entretien possible : celui des armes.
Ce danger augmentait de jour en jour. Les insurgés gardaient un certain espoir que la lutte avec les bolcheviks se bornerait au domaine des idées. Dans ce cas, ils pouvaient rester absolument tranquilles quant à leur région, car la vigueur des idées libertaires le bon sens révolutionnaire et la défiance des paysans à l'égard des éléments étrangers à leur mouvement libre étaient les meilleurs gages de la liberté de la région.
De l'avis général des guides de l'insurrection, il était nécessaire de concentrer pour le moment toutes les forces contre la réaction monarchiste et de ne s'occuper des dissentiments idéologiques avec les bolcheviks qu'après la liquidation de celle-ci.
C'est dans ce sens que se fit la jonction de l'armée makhnoviste et de l'armée rouge. "
Voici, d'ailleurs, les clauses essentielles de l'accord : 
  1. l'Armée insurrectionnelle gardera intacte son organisation intérieure ; 
  2. elle recevra des commissaires politiques, nommés par l'autorité communiste ; 
  3. elle ne sera subordonnée au commandement suprême rouge qu'en ce qui concerne les opérations militaires proprement dites, strictement ; 
  4. elle ne pourra être renvoyée du front de Dénikine (7)
  5. elle recevra les munitions et l'approvisionnement à l'égal de l'Armée Rouge ; 
  6. elle maintiendra son nom d'Armée insurrectionnelle révolutionnaire et gardera ses drapeaux noirs. (Le drapeau noir est celui des anarchistes.)

Précisons qu'en même temps l'armée de Makhno fut baptisée " troisième brigade ". (Plus tard, elle devint " première division insurrectionnelle révolutionnaire ", et, plus tard encore, redevenue indépendante, elle adopta le nom définitif d' " Armée Insurrectionnelle Révolutionnaire de l'Ukraine (makhnovistes ) ".

Le point le plus important pour l'armée makhnoviste était, naturellement, celui de conserver son organisation intérieure. Il ne s'agissait donc pas là d'une incorporation " organique " dans l'Armée Rouge, mais uniquement d'un pacte de coopération étroite.

Profitons de l'occasion pour apporter quelques précisions sur cette " organisation " intérieure de l'armée insurrectionnelle. Cette organisation se basait sur trois principes essentiels :

10.3.3 — 1° le volontariat ; 2° l'éligibilité à tous les postes de commandement ; 3° la discipline librement consentie

Le volontariat signifiait que l'armée se composait uniquement de combattants révolutionnaires y entrant de plein gré.

L'éligibilité aux postes de commandement consistait en ce que les commandants de toutes les unités de l'armée, les membres de l'état-major et du Conseil ainsi que, d'une façon générale, tous les hommes occupant dans l'armée un poste important, devaient être, soit élus, soit acceptés définitivement (s'ils étaient désignés d'urgence par le commandement lui-même) par les insurgés de l'unité respective du service en question ou par l'ensemble de l'armée.

La discipline librement consentie était réalisée de la façon suivante : toutes les règles de la discipline étaient élaborées par les commissions des insurgés, puis validées par les assemblées générales des unités de l'armée. Une fois validées, elles devaient être rigoureusement observées sous la responsabilité individuelle de chaque insurgé et de chaque commandant.

L'entente entre les bolcheviks et l'armée insurrectionnelle fut strictement militaire. Toute question " politique " en fut volontairement exclue. Ceci permit à la population laborieuse de la région libre de suivre, malgré cette entente, la même voie d'évolution - ou plutôt de révolution - économique et sociale qu'elle avait suivie jusqu'alors, activité absolument libre et indépendante des travailleurs qui n'admettaient aucun Pouvoir dans leur région.

Nous verrons tout à l'heure que ce fut là la cause unique de la rupture entre les bolcheviks et les partisans, des viles et cyniques accusations portées par les premiers contre ceux-ci et de l'agression armée des communistes contre la région libre.

 

10.3.4 L'activité et la mentalité des masses dans la région libre. - Les visées bolchevistes. - Les premiers gestes hostiles des bolcheviks à l'égard des makhnovistes

Depuis la création du Conseil (Soviet) régional, en février 1919, la population laborieuse se sentit unie et organisée. Ce sentiment et l'esprit de solidarité incitèrent les paysans à mettre en discussion d'autres problèmes concrets de grande urgence.

On commença par organiser partout les Soviets locaux libres . Certes, dans les circonstances données, cette tâche se réalisait lentement ; mais les paysans tenaient absolument à cette idée, sentant que c'était la seule base saine sur laquelle la construction d'une vraie communauté libre était possible.

Ensuite surgit le problème important d'une union directe et solide entre les paysans et les ouvriers des villes.

Dans l'esprit des paysans, cette union devait s'établir directement, c'est-à-dire avec les entreprises et les organisations ouvrières elles-mêmes, en dehors des partis politiques, des organes d'Etat ou des fonctionnaires intermédiaires. Les paysans sentaient intuitivement qu'une telle union était indispensable pour la consolidation et le développement ultérieurs de la Révolution. D'autre part, la masse paysanne et les insurgés se rendaient parfaitement compte qu'une telle union devait fatalement entraîner la lutte avec le parti gouvernemental étatiste , avec les communistes qui, certainement, n'allaient pas renoncer sans résistance à leur mainmise sur les masses. Cependant, on ne prenait pas ce danger trop au sérieux ; on se disait que les paysans et les ouvriers, une fois unis, pourraient facilement dire " Bas les pattes " à tout Pouvoir politique qui tenterait de les subjuguer.

De toute façon, l'union libre et directe des paysans et des ouvriers apparaissait comme l'unique moyen naturel et fécond de réaliser définitivement la vraie Révolution émancipatrice et d'éliminer tout élément pouvant l'entraver, la dénaturer et l'étouffer. C'est dans ce sens que le problème de l'union avec les ouvriers des villes fut posé, discuté et examiné partout pour devenir finalement le mot d'ordre de toute la région insurrectionnelle.

Il va de soi qu'en présence d'une pareille mentalité de la population et des dispositions prises en ce sens dans toute la région, les partis politiques, et en particulier le parti communiste, ne pouvaient remporter aucun succès. lorsque les partis politiques y apparaissaient avec leurs programmes et leurs plans d'Organisation étatiste, on les accueillait " fraîchement ", avec indifférence, parfois avec une certaine hostilité. Souvent, on se moquait franchement de leurs militants et agents comme de gens qui viennent mal à propos se mêler des affaires des autres. Les autorités communistes qui s'infiltraient de toutes parts dans la région et y prenaient figure de maîtres étaient reçues comme des éléments étrangers et importuns. On leur faisait carrément comprendre qu'on les considérait comme des intrus, des imposteurs.

Tout au début, les bolcheviks espéraient venir à bout de cette " résistance passive ". Ils espéraient surtout absorber l'armée makhnoviste dans le cadre de l'Armée Rouge et avoir ensuite les mains libres pour réduire la population à leur merci. Ils s'aperçurent vite que cet espoir était vain. La masse paysanne de la région ne voulait rien savoir des organes gouvernementaux bolchevistes. Elle les ignorait : elle les boycottait ; parfois même elle les maltraitait. Ça et là, des paysans armés commençaient à chasser de leurs villages les " commissions extraordinaires " (" Tchéka "). A Goulaï-Polé les communistes n'osèrent même jamais établir une institution quelconque. En d'autres endroits, les tentatives d'implanter telle ou telle " administration communiste " aboutirent à des collisions sanglantes entre la population et les autorités dont la situation dans la région devenait extrêmement pénible. Et quant à l'armée makhnoviste, elle était intraitable.

C'est alors que les bolcheviks entreprirent une lutte organisée et méthodique contre la " Makhnovtchina ", et comme idée et comme mouvement social.

Comme de coutume, la presse entra la première en campagne. Sur l'ordre donné, elle se mit " à critiquer " le mouvement makhnoviste, le traitant de plus en plus de mouvement des paysans riches (" koulaks "), qualifiant ses idées et ses mots d'ordre de " contre-révolutionnaires ", condamnant son activité comme nuisible à la Révolution.

Des menaces directes à l'adresse des guides du mouvement commencèrent à pleuvoir dans les journaux ainsi que dans les discours et les ordres des autorités centrales.

Bientôt, la région fut pratiquement bloquée. En certains endroits, les autorités communistes établirent des " barrages ". Ainsi, tous les militants révolutionnaires qui se rendaient à Goulaï-Polé ou en revenaient étaient arrêtés en chemin et, souvent, disparaissaient.

Ensuite, l'approvisionnement de l'armée insurrectionnelle en munitions fut considérablement réduit. Tout cela n'augurait rien de bon.

 

10.3.5 Le IIIe congrès de la région libre. - Le premier attentat direct des bolcheviks contre la région

C'est sous le signe de ces nouvelles complications et menaces que le troisième Congrès régional des paysans, ouvriers et partisans se réunit à Goulaï-Polé, le 10 avril 1919.

Il avait à fixer nettement les tâches immédiates et à se prononcer sur les perspectives de la vie révolutionnaire de la région.

Les délégués de 72 districts, représentant une masse de plus de 2 millions d'hommes, prirent part aux travaux du Congrès. Nous regrettons de ne pas avoir sous la main le Procès-verbal des séances. On y voit clairement avec quel entrain et, en même temps, avec quel esprit de sagesse et de clairvoyance le peuple cherchait, dans la Révolution, sa propre voie, ses propres formes populaires de la vie nouvelle.

C'est vers la fin de ce troisième congrès que le drame prévu depuis quelque temps éclata.

Un télégramme de Dybenko, commandant de la division bolcheviste, arriva au bureau du Congrès. Ce télégramme déclarait brutalement le Congrès " contre-révolutionnaire " et ses organisateurs " hors la loi ".

Ce fut le premier attentat direct des bolcheviks contre la liberté de la région.

Ce fut en même temps une déclaration de guerre à l'Armée Insurrectionnelle.

Le Congrès comprit parfaitement toute la portée de cette attaque. Il vota sur-le-champ une protestation indignée contre cet acte. Celle-ci fut aussitôt imprimée et diffusée parmi les paysans et les ouvriers de la région.

Quelques jours plus tard, le Conseil Révolutionnaire Militaire rédigea et envoya aux autorités communistes, en la personne de Dybenko, une réponse détaillée où il soulignait le vrai rôle joué par la région dans la révolution et démasquait ceux qui, en réalité, entraînaient celle-ci dans une voie réactionnaire.

Quoique cette réponse soit longue, nous nous permettons de la citer en entier, car elle situe admirablement les deux parties en présence. La voici :

" Le " camarade " Dybenko déclara le Congrès convoqué à Goulaï-Polé pour le 10 avril contre-révolutionnaire et mit ses organisateurs hors la loi. La répression la plus sévère devra, d'après lui, frapper ceux-ci. Nous citons ici son télégramme mot à mot :

" Novo-Alexéievka, n° 283, le 10, à 2 h. 45. Faire suivre au camarade Père Makhno (8), état-major de la division Alexandrovsk. Copie Volnovakha, Marioupol, faire suivre au camarade Makhno. Copie au Soviet de Goulaï-Polé.
Tout Congrès convoqué au nom de l'état-major révolutionnaire militaire dissous sur mon ordre sera considéré comme manifestement contre-révolutionnaire et ses organisateurs s'exposeront aux mesures répressives les plus sévères allant jusqu'à a déclaration de ces personnes hors la loi. J'ordonne de prendre immédiatement toutes mesures pour que des choses semblables ne se produisent pas. - Signé : Dybenko , Commandant de la Division. "
Avant de déclarer le Congrès contre révolutionnaire, le " camarade " Dybenko ne s'est même pas donné la peine de s'informer par qui et dans quel but ce Congrès a été convoqué. Ce qui lui fait dire que le Congrès a été convoqué par l'état-major révolutionnaire " dissous " de Goulaï-Polé, tandis qu'en réalité il l'a été par le Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire.
Par conséquent, ayant convoqué le Congrès, les membres du Conseil ne savent pas s'ils sont déclarés hors la loi, ni si le Congrès est considéré par le camarade Dybenko comme contre-révolutionnaire.
S'il en est ainsi, permettez que nous expliquions à Votre Excellence par qui et dans quel but ce Congrès - à votre avis manifestement contre-révolutionnaire - a été convoqué. Et alors, il ne vous semblera peut-être pas si effrayant que, vous vous le représentez.
Comme il est déjà dit, le Congrès a été convoqué par le Comité Exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé, à Goulaï-Polé même, situé au centre de la région. C'était le troisième Congrès régional, convoqué dans le but de déterminer la libre conduite ultérieure du Conseil Révolutionnaire Militaire. (Vous voyez, " camarade " Dybenko, que trois de ces Congrès " contre-révolutionnaires " ont déjà eu lieu.)
Une question se pose : D'où est sorti et dans quel but a été créé le Conseil Révolutionnaire Militaire lui-même ? Si vous ne le savez pas encore, " camarade " Dybenko, nous allons vous l'apprendre.
Le Conseil Révolutionnaire Militaire régional a été formé en exécution de la résolution du deuxième Congrès qui eut lieu à Goulaï-Polé le 12 février de cette année. (Vous voyez qu'il y a de cela bien longtemps vous n'étiez même pas encore là.) Le Conseil a été créé pour organiser les combattants et procéder à la mobilisation volontaire, car la région était entourée de Blancs, et les détachements insurrectionnels composés de premiers volontaires ne suffisaient plus pour tenir un front très étendu.
Il n'y avait pas de troupes soviétiques dans notre région à ce moment-là. Et puis, la population ne comptait pas beaucoup sur leur intervention considérant la défense de sa région comme son propre devoir.
C'est dans ce but que fut créé le Conseil Révolutionnaire. Il se composait, conformément à la résolution du deuxième Congrès, d'un délégué de chaque district : en tout, 32 membres représentant les districts des départements d'Ekatérinoslaw et de la Tauride.
Nous vous donnerons, plus loin, d'autres précisions sur le Conseil Révolutionnaire Militaire. Pour l'instant, la question se pose : D'où était sorti le deuxième Congrès régional ? Qui l'avait convoqué ? Qui l'avait autorisé ? Celui qui l'avait convoqué, est-il mis hors la loi ? Et si non, pourquoi ?
Le deuxième Congrès régional fut convoqué à Goulaï-Polé par un groupe d'initiative composé de cinq personnes élues par le premier Congrès. Ce deuxième Congrès eut lieu le 12 février. Et, à notre grand étonnement, les personnes qui l'avaient convoqué ne furent pas mises hors la loi. Car, voyez-vous, il n'existait alors pas encore de ces " héros " qui osent attenter aux droits du peuple, conquis avec son propre sang.
Donc, une nouvelle question se pose : D'où était sorti le premier Congrès régional ? Qui l'avait convoqué ? Celui qui l'avait convoqué fut-il mis hors la loi ? Et si non, pourquoi ?
" Camarade " Dybenko, vous êtes encore, à ce qu'il parait, bien nouveau dans le mouvement révolutionnaire de l'Ukraine et il nous faut vous apprendre ses débuts mêmes. C'est ce que nous allons faire. Et vous, après avoir appris ces faits vous rectifierez, peut-être, quelque peu votre tir.
Le premier Congrès régional eut lieu le 23 janvier de cette année, dans le premier camp insurrectionnel, à Grande-Mikhaïlovka. Il était composé des délégués des districts situes près du front dénikinien. Les troupes soviétiques étaient alors loin, bien loin. La région était isolée du monde entier : d'un côté, par les dénikiniens de l'autre, par les pétliouriens. Ce n'étaient alors que les détachements insurrectionnels, avec Père Makhno et Stchouss en tête, qui portaient coup sur coup aux uns et aux autres. Les organisations et les institutions sociales dans les bourgs et les villages ne portaient alors pas toujours le même nom : dans tel bourg, c'était un " Soviet ", dans tel autre, un " Office Populaire " ; dans un troisième, un " Etat-Major Révolutionnaire Militaire ", dans un quatrième, un " Office Provincial ", et ainsi de suite. Mais l'esprit en était partout pareillement révolutionnaire.
I.e premier Congrès fut organisé pour consolider le front et, justement, pour créer une certaine uniformité d'organisation et d'action dans la région tout entière.
Personne ne l'avait convoqué : il s'était réuni spontanément selon le désir et avec l'approbation de la population. Au Congrès, la proposition fut faite d'arracher à l'armée pétliourienne nos frères mobilisés par contrainte. Dans ce but, une délégation composée de cinq personnes fut élue. Elle fut chargée de se présenter à l'état major de Père Makhno et à d'autres état-majors au besoin, et de pénétrer jusque dans l'armée du Directoire ukrainien (de Pétlioura) pour expliquer à nos frères qu'ils avaient été trompés et qu'ils devaient quitter cette armée. En outre, la délégation fut chargée de convoquer, à son retour, un deuxième Congres plus vaste, dans le but d'organiser toute la région délivrée des bandes contre-révolutionnaires et de créer un front de défense plus puissant.
Les délégués, au retour de leur mission, convoquèrent donc le deuxième Congrès régional, en dehors de tout " parti ", le tout " pouvoir ", de toute " loi ". Car vous, " camarade " Dybenko, et d'autres amateurs de lois de votre espèce, vous étiez alors bien loin ! Et puisque les guides héroïques du mouvement insurrectionnel n'aspiraient pas au pouvoir sur le peuple qui venait de rompre de ses propres mains les chaînes de l'esclavage, le Congrès ne fut pas proclamé contre-révolutionnaire, et ceux qui le convoquèrent ne furent pas déclarés hors la loi.
Revenons au Conseil régional.
Au moment même de la création du Conseil Révolutionnaire Militaire de la Région de Goulaï-Polé, le Pouvoir soviétique apparut dans la région. Conformément à la résolution votée au deuxième Congrès, le Conseil régional ne laissa pas les affaires en suspens à l'apparition des autorités soviétiques. Il devait exécuter les instructions du Congrès sans dévier. Le conseil n'était pas un organe commandant, mais exécutif. Il continua donc à oeuvrer dans la mesure de ses forces, et il suivit toujours, dans son oeuvre, la voie révolutionnaire.
Peu à peu, les autorités soviétiques commencèrent à élever des obstacles à l'activité du Conseil. Les commissaires et d'autres hauts fonctionnaires du gouvernement des Soviets commencèrent à traiter ce Conseil de " contre-révolutionnaire ". C'est alors que les membres du Conseil décidèrent de convoquer le troisième Congrès régional pour le 10 avril à Goulaï-Polé, afin de déterminer la ligne de conduite ultérieure du Conseil ou de le liquider si le Congrès le jugeait nécessaire.
Et voilà : le Congrès eut lieu.
Ce ne furent pas des contre-révolutionnaires qui y vinrent mais des hommes qui les premiers avaient levé en Ukraine l'étendard de l'insurrection et de la Révolution Sociale. Ils y vinrent pour aider à mettre de la coordination dans la lutte générale de la région contre tous les oppresseurs. Les représentants de 72 districts ainsi que ceux de plusieurs unités insurgées participèrent au Congrès. Tous ils trouvèrent que le Conseil Révolutionnaire Militaire de la Région de Goulaï-Polé était nécessaire ; ils complétèrent même son Comité exécutif et chargèrent ce dernier de réaliser dans la région une mobilisation volontaire et égalitaire.
Ce Congrès fut joliment étonné de recevoir le télégramme du " camarade " Dybenko déclarant le Congrès " contre-révolutionnaire " alors que cette région avait la première levé l'étendard de l'insurrection. C'est pourquoi le Congrès vota une vive protestation contre ce télégramme.
Tels sont les faits qui devraient vous ouvrir les yeux, " camarade " Dybenko.
Réfléchissez !
Avez-vous le droit - vous tout seul - de déclarer " contre-révolutionnaire " une population d'un million de travailleurs, population qui elle-même, avec ses mains calleuses, jeta bas les chaînes de l'esclavage et qui maintenant est en train de construire elle-même sa vie selon sa propre volonté ?
Non ! Si vous êtes vraiment un révolutionnaire, vous devez lui venir en aide dans sa lutte contre les oppresseurs et dans son oeuvre de construction d'une vie nouvelle libre.
Peut-il exister des lois faites par quelques personnes s'intitulant révolutionnaires, leur permettant de mettre hors la loi tout un peuple plus révolutionnaire qu'elles ne le sont elles-mêmes ? Car le Comité exécutif du Conseil représente toute la masse du peuple.
Est-il permis, est-il admissible qu'on vienne établir des lois de violence pour asservir un peuple qui vient de jeter bas tous les législateurs et toutes les lois ?
Existe-t-il une loi selon laquelle un " révolutionnaire " serait en droit d'appliquer les châtiments les plus sévères à la masse révolutionnaire dont il se dit le défenseur, uniquement parce que cette masse a pris, sans en attendre la permission, les biens que ce révolutionnaire lui avait promis : la liberté et l'égalité ?
La masse du peuple révolutionnaire peut-elle se taire lorsque le " révolutionnaire " lui enlève la liberté qu'elle vient de conquérir ?
Les lois de la Révolution ordonnent-elles de fusiller un délégué parce qu'il croit devoir exercer le mandat à lui conféré par la masse révolutionnaire qui l'a élu ?
Un révolutionnaire, quels intérêts doit-il défendre ? Ceux du parti ou ceux du peuple qui, avec son sang, met la révolution en mouvement ?
Le Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé se tient en dehors de toute pression, de toute influence des partis ; il ne reconnaît que le peuple qui l'a élu. Son devoir est d'accomplir ce dont le peuple l'a chargé et de ne faire obstacle à aucun parti socialiste de gauche de propager ses idées. Par conséquent, si un jour l'idée bolcheviste a du succès parmi les travailleurs, le Conseil Révolutionnaire Militaire - cette organisation " manifestement contre-révolutionnaire " - sera forcément remplacé par une autre organisation " plus révolutionnaire " et bolcheviste Mais en attendant, ne nous empêchez pas, n'essayez pas de nous étouffer.
Si vous continuez, vous, " camarade " Dybenko et vos semblables, à mener la même politique qu'auparavant, si vous la croyez bonne et consciencieuse, alors faites vos sales petites affaires jusqu'au bout.
Mettez hors la loi tous les initiateurs des congrès régionaux convoqués alors que vous et votre parti vous vous teniez à Koursk.
Proclamez contre-révolutionnaire tous ceux qui les premiers hissèrent l'étendard de l'insurrection, de la Révolution Sociale en Ukraine et qui agirent ainsi sans attendre votre permission, sans suivre à la lettre vos programmes.
Mettez aussi hors la loi tous ceux qui envoyèrent leurs délégués aux congrès " contre-révolutionnaires ".
Proclamez enfin hors la loi tous les combattants disparus qui, sans votre permission, prirent part au mouvement insurrectionnel pour l'émancipation de tout le peuple travailleur.
Proclamez à tout jamais illégaux et contre-révolutionnaires tous les congrès réunis sans votre permission.
Mais sachez bien que la Vérité finit par vaincre la Force. Le Conseil ne se départira pas, malgré toutes vos menaces, des devoirs dont il fut chargé, parce qu'il n'en a pas le droit et qu'il n'a pas le droit non plus d'usurper le droit du peuple. 

- Le Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé

- Signé : Tchernoknijny, président ; Kogane, vice-président ; Kardbète, secrétaire ; Koval, Pétrenko, Dotzenko et autres membres du Conseil. "

Les faits relatés jusqu'ici familiarisent le lecteur définitivement avec l'ambiance, les tendances et les conflits qui distinguent le mouvement ukrainien de 1917-1921. Les événements ultérieurs ne sont que la suite logique de ceux qui précèdent . Ils seront compris aisément sans qu'on s'y attarde.

Cela nous permet de réduire dès à présent - et sensiblement - notre narration, évitant les détails, nous bornant à mettre en relief les traits essentiels et le véritable sens de l'épopée.

 

10.3.6 Préparatifs bolchevistes à une invasion armée de la région libre. -
La seconde campagne de Dénikine

Naturellement, le conflit avec Dybenko ne fut que le prologue du drame qui s'annonçait.

La réponse du Conseil mit les autorités bolchevistes au comble de la colère. Et surtout elle leur prouva qu'il fallait abandonner tout espoir de soumettre la région " pacifiquement " à leur dictature.

Dès lors les bolcheviks envisagèrent une attaque armée de la région.

La campagne de presse contre la " Makhnovtchina " redoubla d'intensité. On imputait au mouvement les pires ignominies, les plus abominables crimes. On excitait systématiquement les troupes rouges, la jeunesse communiste et la population soviétique en général contre les " anarcho-bandits " et les " koulaks en émeute ". Comme jadis à Moscou - et comme plus tard lors de la révolte de Cronstadt - Trotsky en personne mena une campagne acharnée contre la région libre. Arrivé en Ukraine pour prendre en main l'offensive éventuelle, il dirigea, en attendant, une série d'articles offensifs dont le plus violent parut au n° 51 de son journal En chemin, sous le titre : " Makhnovtchina ". D'après Trotsky, le mouvement insurrectionnel n'était qu'une révolte camouflée des riches fermiers (" koulaks ") cherchant à établir le pouvoir dans la région. Tous les discours des makhnovistes et des anarchistes sur la commune libre des travailleurs n'étaient, d'après Trotsky, qu'une ruse de guerre. En réalité les makhnovistes et les anarchistes aspiraient à établir en Ukraine leur propre " autorité anarchiste " qui reviendrait, en fin de compte, " à celle des riches koulaks ".

C'est le même Trotsky qui prononcera, un peu plus tard, sa fameuse sentence affirmant qu'il faudra en finir, avant tout, avec la Makhnovtchina. " Il vaut mieux, expliquera-t-il, céder l'Ukraine entière à Dénikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste. Le mouvement de Dénikine, franchement contre-révolutionnaire, pourra aisément être compromis plus tard par la voie de propagande de classe, tandis que la Makhnovtchina se développe au fond des masses et soulève justement les masses contre nous ". (Cité d'après Archinoff.)

Il tint ces propos dans des réunions de commandants et de chefs militaires. Et il prouva ainsi, d'une part, qu'il se rendait parfaitement compte de l'essence populaire révolutionnaire du mouvement makhnoviste, et que, d'autre part, il ne se rendait nullement compte du véritable caractère du mouvement de Dénikine.

En même temps ; les bolcheviks entreprirent une série de reconnaissances et d'investigations à l'intérieur de la région. De hauts fonctionnaires et des militants gradés - Kameneff, Antonoff-Ovséienko et autres - rendirent visite à Makhno et se livrèrent, sous des apparences d'amitié, à des enquêtes, à des critiques, allant parfois jusqu'aux insinuations et même jusqu'aux menaces non déguisées.

Le " putsch " de l'ex-officier tzariste Grigorieff - nous ne nous y attarderons pas quoiqu'il présente un certain intérêt - liquidé par les makhnovistes d'accord avec les bolcheviks, freina pour quelque temps cette campagne. Mais elle ne tarda pas à reprendre dans toute sa vigueur.

En mai 1919, les bolcheviks tentèrent de faire assassiner Makhno. Le complot fut éventé par Makhno lui-même, grâce à sa ruse habituelle et aussi à un heureux hasard. Un autre hasard et la promptitude de ses réactions lui permirent de mettre la main sur les organisateurs du complot. Ils furent exécutés.

Plus d'une fois, d'ailleurs, Makhno fut averti par des camarades employés dans des institutions bolchevistes de ne pas se rendre en cas d'appel ni à Ekatérinoslaw, ni à Kharkov, ni ailleurs, car tout appel officiel serait un piège où la mort l'attendait.

Mais le pire fut que juste au moment où le " danger blanc " devenait immense, Dénikine recevant sans arrêt des forts considérables, précisément dans le secteur makhnoviste, par l'arrivée massive de caucasiens, les bolcheviks cessèrent complètement de ravitailler les insurgés en munitions, en cartouches, etc. Toutes les réclamations, tous les cris d'alarme, toutes les protestations ne servaient à rien. Les bolcheviks étaient fermement décidés d'appliquer le blocus au secteur makhnoviste dans le but de détruire, avant tout, la puissance armée de la région.

Leur dessein était fort simple : laisser écraser les makhnovistes par Dénikine, tout en se préparant à rejeter ce dernier, par la suite, avec leurs propres forces.

Comme on verra, ils se trompèrent cruellement dans leurs calculs. Ils ne se rendaient nullement compte ni de la puissance réelle ni des visées lointaines de Dénikine. Et, cependant, celui-ci levait méthodiquement des contingents importants au Caucase, dans la région du Don et dans celle du Kouban en vue d'une campagne générale contre la Révolution. Rejeté, quelques mois auparavant, vers la mer par les insurgés makhnovistes, Dénikine entreprit, avec d'autant plus d'énergie et de soin, le regroupement, l'armement et la préparation de ses troupes. Et, avant tout, il lui fallait détruire l'armée makhnoviste, car les insurgés de Goulaï-Polé constituaient un danger permanent pour son aile gauche.

Les bolcheviks ne savaient rien de tout cela - ou plutôt ils ne voulaient rien savoir - préoccupés surtout de la lutte à soutenir contre la Makhnovtchina.

Fin mai 1919, les préparatifs étant terminés, Dénikine, déclencha sa seconde campagne dont l'ampleur et la vigueur surprirent non seulement les bolcheviks, mais même les makhnovistes.

Ainsi, au début du mois de juin, la région libre et l'Ukraine tout entière furent menacées de deux côtés à la fois : au sud-est, par l'offensive foudroyante de Dénikine ; au nord, par l'attitude hostile des bolcheviks, qui sans le moindre doute laisseraient Dénikine écraser les makhnovistes et même lui faciliteraient la tâche.

 

10.3.7 Le IVe congrès de la région libre - L'ordre de Trotsky n° 1824 et la première attaque armée de la région libre par les bolcheviks

C'est dans ces conditions troubles que le Conseil Révolutionnaire Militaire de Goulaï-Polé, vu la gravité de la situation, décida de convoquer un Congrès extraordinaire des paysans, ouvriers, partisans et soldats rouges de plusieurs régions des départements d'Ekatérinoslaw, de Kharkov, de Kherson, de la Tauride et du bassin du Donetz.

Ce quatrième Congrès régional - dramatique dans ses préparatifs mêmes - fut convoqué pour le 15 juin. Il devait surtout examiner de près la situation générale et les moyens de parer au danger mortel, suspendu sur le pays aussi bien par la ruée de Dénikine que par l'inaptitude des autorités soviétiques à entreprendre quoi que ce fût pour y faire face.

Le Congrès devait également étudier le problème de la distribution rationnelle des vivres parmi toute la population de la région, et enfin celui de l'auto-administration locale en général.

Voici le texte de l'appel adressé à ce sujet par le Conseil Révolutionnaire Militaire aux travailleurs de l'Ukraine:

Convocation du quatrième Congrès extraordinaire des délégués des paysans, ouvriers et partisans. (Télégramme n° 416.)

A tous les Comités exécutifs des districts, cantons, communes et villages des départements d'Ekatérinoslaw, de la Tauride et des régions avoisinantes ; à toutes les unités de la première division insurrectionnelle d'Ukraine, dite du Père Makhno, à toutes les troupes de l'Armée Rouge disposées dans la même région. A tous, à tous, à tous.
Dans sa séance du 30 mai, le Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire, après avoir examiné la situation du front, créée par l'offensive des bandes blanches et aussi la situation générale - politique et économique - du Pouvoir soviétique, arriva à la conclusion que seules les masses laborieuses elles-mêmes, et non les personnalités ni les partis, pourraient y trouver une solution. C'est pourquoi le Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire de la région de Goulaï-Polé a décidé de convoquer un Congrès extraordinaire pour le 15 juin, à Goulaï-Polé.
Mode d'élection : 
  1. les paysans et les ouvriers enverront un délégué par 3.000 travailleurs, 
  2. les insurgés et les soldats rouges délégueront un représentant par unité de troupes, 
  3. les états-majors : celui de la division du Père Makhno, deux délégués ; ceux des brigades, un délégué par brigade, 
  4. les Comités exécutifs des districts enverront un délégué pour chaque fraction politique, 
  5. les organisations des districts - celles qui reconnaissent le Soviet comme base - enverront un délégué par organisation.
Remarques : 
  1. les élections des délégués des laboureurs auront lieu aux assemblées générales des villages, des cantons, des fabriques et des usines ; 
  2. les réunions particulières des Soviets des Comités de ces diverses unités n'enverront pas de délégués ; 
  3. attendu que le Conseil Révolutionnaire Militaire ne dispose pas des moyens nécessaires, les délégués devront être munis de vivres et d'argent.
Ordre du jour : 
  1. compte rendu du Comité exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire et comptes rendus des délégués, 
  2. la situation actuelle ; 
  3. le rôle, les tâches et le but du Soviet des Délégués des paysans, ouvriers et soldats rouges de la région de Goulaï-Polé ; 
  4. réorganisation du Conseil Révolutionnaire Militaire de la région ; 
  5. organisation militaire de la région, 
  6. le problème du ravitaillement ; 
  7. le problème agraire 
  8. questions financières ; 
  9. union des paysans laboureurs et des ouvriers ; 
  10. sécurité publique; 
  11. exercice de la justice dans la région ; 
  12. affaires courantes.

- Le Comité Exécutif du Conseil Révolutionnaire Militaire

Fait à Goulaï-Polé, le 31 mai 1919
 
Aussitôt cet appel lancé, les bolcheviks se décidèrent à attaquer la région de Goulaï-Polé.

Pendant que les troupes des insurgés marchaient à la mort, résistant à l'assaut furieux des cosaques de Dénikine, les régiments bolchevistes envahirent la région insurgée du côté nord, frappant les " makhnovistes " dans le dos.

Faisant irruption dans les villages, les bolcheviks saisissaient les militants et les exécutaient sur place ; ils détruisaient les communes libres et les autres organisations locales.

Ce fut Trotsky en personne qui ordonna l'attaque. Pouvait-il souffrir qu'à deux pas de " son Etat " subsistât une région indépendante ? Pouvait-il réprimer sa colère et sa haine lorsqu'il entendait le franc langage d'une population qui vivait librement et qui, dans ses journaux, parlait de lui sans crainte ni respect, comme d'un simple fonctionnaire d'Etat : de lui, le grand Trotsky, le " surhomme " comme l'appellent encore aujourd'hui ses acolytes en France et ailleurs ?

Cet homme borné, mais démesurément orgueilleux et méchant, ce bon polémiste et orateur, devenu - grâce à l'égarement de la Révolution - dictateur militaire " infaillible " d'un immense pays, ce " demi-dieu " pouvait-il tolérer le voisinage d'un peuple libre, influencé et aidé par des " anarchistes-bandits " qu'il considérait et traitait comme ses ennemis personnels ?

D'ailleurs, tout " homme d'Etat ", tout " pontife " socialiste, même moins prétentieux et haineux, aurait agi comme lui. N'oublions pas qu'il oeuvrait en parfait accord avec Lénine .

Un orgueil sans bornes et une rage écumante se laissent deviner à chaque ligne des nombreux ordres qu'il lança contre la " Makhnovtchina ".

Voici, tout d'abord, son fameux Ordre n° 1824 qu'il rédigea en réponse à l'appel du Conseil Révolutionnaire Militaire de Goulaï-Polé :

Ordre n° 1824 du Conseil Révolutionnaire Militairede la République
Kharkov, le 4 juin 1919.
A tous les Commissaires militaires. A tous les Comités Exécutifs des districts d'Alexandrovsk, de Marioupol, de Berdiansk, de Bakhmout, de Pavlograd et de Kherson.
Le Comité Exécutif de Goulaï-Polé, de concert avec l'état-major de la brigade de Makhno, essaie de convoquer pour le 15 de ce mois un Congrès des Soviets et des insurgés des districts d'Alexandrovsk, de Marioupol, de Bakhmout, de Berdiansk, de Mélitopol et de Pavlograd. Ce Congrès se dresse carrément contre le Pouvoir des Soviets en Ukraine et contre l'organisation du front sud où opère la brigade de Makhno.
Ce Congrès ne pourrait aboutir à un résultat autre que celui de susciter quelque nouvelle révolte infâme du genre de celle de Grigorieff et de livrer le front aux blancs devant lesquels la brigade de Makhno ne fait que reculer sans cesse, par la faute de l'incapacité, des desseins criminels et de la traîtrise de ses chefs.
1. Par le présent ordre ce Congrès est interdit. En aucun cas il ne devra avoir lieu.
2. Toute la population paysanne et ouvrière sera prévenue oralement et par écrit que la participation audit Congrès sera considéré comme un acte de haute trahison vis-à-vis de la République des Soviets et du front.
3. Tous les délégués audit Congrès devront être mis incontinent en état d'arrestation et traduits devant le Tribunal révolutionnaire militaire de la 14e (anciennement 2e) armée d'Ukraine.
4. Les personnes qui répandront les appels de Makhno et du Comité Exécutif de Goulaï-Polé, devront être arrêtées également.
5. Le présent ordre aura force de loi dès qu'il sera télégraphié. Il devra être largement diffusé, affiché dans tous les endroits publics et remis aux représentants des Comités exécutifs des cantons et des villages ainsi qu'à tous les représentants des autorités soviétiques, aux commandants et aux commissaires des unités militaires. 

- Signé : Trotsky, Président du Conseil Révolutionnaire Militaire de la République, Vatzétis, Commandant en chef ; Aratoff, membre du Conseil Révolutionnaire Militaire de la République ; Kochkareff, Commissaire militaire de la région le Kharkov.

" Ce document est vraiment classique, dit Archinoff. Quiconque étudie la révolution russe doit l'apprendre par coeur. Il représente une usurpation tellement criante des droits des travailleurs qu'il est inutile d'insister davantage à ce sujet ".

" Peut-il exister des lois faites par quelques personnes s'intitulant révolutionnaires, leur permettant de mettre hors loi tout un peuple plus révolutionnaire qu'elles ne le sont elles-mêmes ? " Telle fut une des questions posées par les paysans révolutionnaires, deux mois auparavant, dans leur fameuse réponse à Dybenko.

L'article 2 de l'ordre de Trotsky répond nettement que de telles lois peuvent exister et que l'ordre n° 1824 en est la preuve.

" Existe-t-il une loi , demandèrent les révolutionnaires de Goulaï-Polé dans le même document, selon laquelle un révolutionnaire serait en droit d'appliquer les châtiments les plus sévères à la masse révolutionnaire dont il se dit défenseur, uniquement parce que cette masse a pris, sans en attendre la permission, les biens que ce révolutionnaire lui avait promis : la liberté et l'égalité? "

Le même article 2 y répond affirmativement : la population paysanne et ouvrière tout entière y est déclarée d'avance coupable de haute trahison si elle ose participer à son propre Congrès libre.

" Les lois de la Révolution ordonnent-elles de fusiller un délégué parce qu'il croit devoir exercer le mandat à lui conféré par la masse révolutionnaire qui l'a élu ? "

L'ordre de Trotsky (art. 3 et 4) déclare que non seulement les délégués en exercice de leur mandat, mais même ceux qui n'ont pas encore commencé à l'exercer, doivent être arrêtés et mis à mort. Soulignons que " traduire devant le tribunal révolutionnaire militaire " signifiait " fusiller ". Et c'est ainsi que plusieurs jeunes paysans révolutionnaires : Kostine, Polounine, Dobroluboff et autres, furent traduits devant le tribunal de l'armée et fusillés, sous l'inculpation d'avoir discuté l'appel du Conseil Révolutionnaire Militaire de Goulaï-Polé.

On dirait qu'en posant leurs questions à Dybenko, les insurgés avaient prévu l'ordre n° 1824 de Trotsky. De toutes façons, ils firent preuve d'une belle perspicacité.

Naturellement Trotsky considéra Makhno comme personnellement responsable de tout ce qui se passait à Goulaï-Polé.

Il ne se donna même pas la peine de comprendre que le Congrès n'était convoqué ni par " l'état-major de la brigade de Makhno " ni par le " Comité Exécutif de Goulaï-Polé ", mais par un organe parfaitement indépendant de deux : le Conseil Révolutionnaire Militaire de la région.

Fait significatif : dans son ordre n° 1824 Trotsky insinue déjà la " traîtrise " des chefs makhnovistes qui, dit-il " reculent sans cesse devant les blancs ". Il ce oublie " d'ajouter que lui-même, Trotsky, ordonna de ne plus fournir des munitions à la " brigade de Makhno " à la veille même de l'avance de Dénikine.

Ce fut une " tactique ". Ce fut aussi un signal. A quelques jours de là, lui, Trotsky, et toute la presse communiste renchériront sur la prétendue " ouverture du front " aux troupes de Dénikine. Et l'ordre n° 1824 sera suivi par de nombreux autres où Trotsky engagera l'armée et les autorités rouges à détruire la " Makhnovtchina " par tous les moyens et dans ses sources mêmes. De plus, il donnera des ordres secrets de s'emparer à tout prix de Makhno, des membres de l'état-major et même des paisibles militants qui n'exerçaient dans le mouvement qu'une activité purement éducative. La consigne sera de les traduire tous en conseil de guerre et de les exécuter.

Pourtant, Trotsky savait que le front contre Dénikine avait été formé uniquement grâce aux efforts et aux sacrifices des paysans insurgés eux-mêmes. Ce front surgit au moment particulièrement émouvant de leur révolte : au moment où la région était libérée de toute espèce d'autorité. Il fut installé au sud-est, en sentinelle vaillante de la liberté conquise. Durant plus de six mois, les insurgés révolutionnaires opposèrent une barrière infranchissable au courant le plus vigoureux de la contre-révolution monarchiste. Ils y sacrifièrent plusieurs milliers des leurs. Ils mirent à la disposition de la cause toutes les ressources de leur région et se préparèrent à défendre leur liberté à outrance.

Oui, Trotsky savait tout cela. Mais il lui fallait une justification formelle de sa campagne contre le peuple révolutionnaire de l'Ukraine. Et c'est avec un cynisme monstrueux, avec une insolence et une hypocrisie inimaginables qu'il laissa s'enrouler ce front, le privant d'armes et de munitions, lui enlevant tout moyen d'organisation, pour pouvoir accuser les insurgés d'avoir trahi la révolution et offert la route aux troupes de Dénikine.

(Plus tard en Espagne (1936-1939), les " communistes " emploieront la même " tactique " et auront recours aux mêmes procédés. Un cas m'est connu dans tous ses détails. Sous Teruel une brigade " communiste " assurait le front contre Franco, à côté d'une brigade anarchiste de 1.500 hommes environ. Afin de permettre l'anéantissement de celle-ci les " communistes " se replièrent volontairement et secrètement au cours d'une nuit. Le lendemain matin, les fascistes se ruèrent dans la brèche et encerclèrent la brigade anarchiste. Sur les 1.500 hommes, 500 seulement purent s'échapper, se frayant un passage à la grenade et au revolver. Les 1.000 autres combattants furent massacrés. Dès le lendemain les " communistes " accusèrent les anarchistes d'avoir trahi et d'avoir ouvert le front à Franco.)

Le quatrième Congrès régional projeté pour le 15 juin ne put avoir lieu. Bien avant cette date, les bolcheviks et les dénikiniens s'agitaient déjà dans la région.

Les bolcheviks, agissant sur place ou faisant irruption dans les localités avoisinantes, se mirent à exécuter partout les ordres de Trotsky. A Alexandrovsk, par exemple, toutes les réunions ouvrières, projetées dans le but d'examiner l'appel du Conseil et l'ordre du jour du Congrès, furent interdites sous peine de mort. Celles qui furent organisées dans l'ignorance de l'ordre, furent dispersées par la force armée. Dans d'autres villes et bourgades les bolcheviks se comportèrent de la même façon. Quant aux paysans dans les villages, on les traita avec encore moins d'égards : en maints endroits, des militants et même des paysans " suspects " d'une activité en faveur des insurgés et du Congrès furent saisis et exécutés après un semblant de jugement. De nombreux paysans porteurs de l'appel furent arrêtés, " jugés " et fusillés, avant même qu'ils fussent mis au courant de l'ordre n° 1824.

Ni l'état-major makhnoviste ni Makhno lui-même ne reçurent aucune communication de cet ordre : on voulut éviter de les alarmer trop vite, dans l'espoir de réussir un bon coup de filet à l'improviste. C'est incidemment que l'état-major et Makhno prirent connaissance de cet ordre, trois jours après sa publication.

Makhno y réagit sur-le-champ : il envoya aux autorités bolchevistes un télégramme par lequel il déclarait vouloir quitter son poste de commandement à la suite de la situation créée.

On ne lui répondit pas.

 

10.3.8 Les bolcheviks ouvrent le front à Dénikine pour lui permettre d'envahir la région libre -  La ruée des Dénikiniens contre la région - La mesure extraordinaire prise par Makhno pour sauver la situation

Nous sommes arrivés ici au premier tournant exceptionnellement dramatique de l'épopée makhnoviste, tournant qui soumit à une rude épreuve Makhno lui-même, et les commandants des diverses unités de son armée, et l'ensemble des insurgés, de même que toute la population de la région libre .

Si ce premier acte du drame se termina à l'honneur des uns et des autres, ce fut surtout grâce à des qualités exceptionnelles, à une vaillance sublime et à une auto-discipline remarquable de tous ceux qui y participèrent.

Quelques jours avant la publication de l'ordre n° 1824 de Trotsky, Makhno constata que les bolcheviks avaient dégarni le front dans le secteur de Grichino et qu'ils offraient ainsi aux troupes de Dénikine l'accès libre de la région de Goulaï-Polé par le flanc du nord-est. Il en avisa aussitôt l'état-major et le conseil.

En effet, les hordes des cosaques firent irruption dans la région, non pas du côté du front insurrectionnel, mais à sa gauche, là où étaient disposées les troupes rouges.

La situation devenait tragique.

L'armée makhnoviste, qui tenait le front sur la ligne Marioupol-Koutéinikovo-Taganrog, se vit tournée par les troupes de Dénikine qui, en masses énormes, envahirent le coeur même de la région.

Les paysans de toute cette contrée eurent beau envoyer à Goulaï-Polé dès le mois d'avril, des volontaires en grande quantité : on n'avait pas de quoi les armer, on manquait d'armes et de munitions. Comme nous l'avons vu, les bolcheviks, à l'encontre de l'accord conclu et de leurs engagements, coupèrent aux insurgés tout ravitaillement et sabotèrent la défense de la région. La rage au coeur, l'état-major makhnoviste se vit obligé de renvoyer les volontaires.

La ruée des dénikiniens en fut la conséquence fatale.

En une seule journée les paysans de Goulaï-Polé formèrent un régiment pour tâcher de sauver leur village. Ils s'armèrent de haches, de piques, de vieilles carabines, de fusils de chasse. Ils se portèrent au-devant des blancs, cherchant à arrêter leur élan. A une quinzaine de kilomètres de Goulaï-Polé, près du village Sviatodoukhovka, ils se heurtèrent à d'importantes forces de cosaques du Don et du Kouban. Les Goulaïpoliens engagèrent avec eux une lutte acharnée, héroïque et meurtrière où ils succombèrent presque tous, avec leur commandant B. Vérételnikoff, ouvrier des usines Poutiloff à Pétrograd, originaire de Goulaï-Polé. Alors une véritable avalanche de cosaques déferla sur Goulaï-Polé et l'occupa le 6 juin 1919. Makhno, avec son état-major et un détachement, n'ayant qu'une seule batterie, recula jusqu'à la gare, située environ à sept kilomètres du village ; mais, dans la soirée, il fut contraint d'abandonner la gare également. Ayant, pendant la nuit, regroupé toutes les forces dont il pouvait encore disposer, Makhno déclencha, le lendemain matin, une vigoureuse contre-attaque et parvint à déloger l'ennemi de Goulaï-Polé. Mais il ne resta maître de la ville que peu de temps : des réserves dénikiniennes, venues à la rescousse, l'obligèrent à l'abandonner définitivement. 

- (P. Archinoff, op. cit ., pp. 203-204.)

Cependant, les bolcheviks, bien qu'ayant ainsi ouvert le front aux blancs et donné confidentiellement des ordres dirigés contre les makhnovistes, continuèrent à feindre une amitié vis-à-vis des insurgés, comme si rien n'était changé dans la situation. Ce fut une manoeuvre pour s'emparer des guides du mouvement, et surtout de Makhno.

Le 7 juin - deux jours après l'envoi aux autorités locales du télégramme contenant l'ordre n° 1824 - le commandement suprême bolcheviste envoya à Makhno un train blindé, lui recommandant de résister " jusqu'à la dernière extrémité " et lui promettant d'autres renforts.

En effet, deux jours après, quelques détachements de l'armée rouge arrivèrent en gare de Gaïtchour, du côté de Tchaplino, à une vingtaine de kilomètres de Goulaï-Polé.

Le commandant en chef, Vorochiloff (le futur Commissaire du Peuple à la guerre), le Commissaire aux armées Mejlaouk et d'autres hauts fonctionnaires communistes arrivèrent avec les détachements.

Un contact étroit fut établi, en apparence, entre le commandement rouge et celui des insurgés. Une sorte d'état-major commun fut créé. Mejlaouk et Vorochiloff invitèrent Makhno à s'installer dans leur train blindé, soi-disant pour diriger les opérations de concert.

Tout cela n'était qu'une cynique comédie. A la même heure, Vorochiloff avait en poche un ordre signé de Trotsky, lui prescrivant de s'emparer de Makhno et de tous les autres chefs responsables de la Makhnovtchina, de désarmer les troupes des insurgés et de fusiller sans quartier tous ceux qui tenteraient la moindre résistance.

Vorochiloff n'attendait que le moment propice pour exécuter cet ordre.

Par des amis fidèles, Makhno fut averti à temps du danger qu'il courait personnellement et qui menaçait toute son armée et toute l'oeuvre révolutionnaire. Sa situation devenait de plus en plus difficile. D'une part, il voulait éviter à tout prix les événements sanglants qui, fatalement, allaient se dérouler devant l'ennemi. Mais, d'autre part, il ne pouvait pas sacrifier, sans lutte, ses camarades, sa force armée, sa cause tout entière.

Il chercha une solution satisfaisante. Il la trouva.

Tout pesé, il prit définitivement deux divisions capitales : 1° Il résolut d'abandonner - momentanément - le poste de commandant de l'Armée Insurrectionnelle : 2° Il décida d'inviter toutes les unités de son armée à rester sur place et à accepter - momentanément - le commandement rouge en attendant le moment propice pour reprendre la lutte émancipatrice.

Deux jours après, il exécuta cette double manoeuvre à la lettre, avec une finesse, un sang-froid et une habileté extraordinaires.

Sans bruit, il quitta Vorochiloff et Mejlaouk.

Il déclara à son état-major que, pour l'instant, son travail dans les rangs en qualité de simple combattant était plus utile.

Et il envoya au commandement supérieur soviétique la déclaration que voici :

Etat-major de la quatorzième armée, Vorochiloff. - Trotsky, Président du Conseil Révolutionnaire Militaire, Kharkov. - Lénine, Kaméneff, Moscou.

A la suite de l'ordre n° 1824 du Conseil Révolutionnaire Militaire de la République, j'ai envoyé à l'état-major de la 2e armée et à Trotsky un télégramme demandant de me libérer du poste que j'occupe actuellement. Je répète ma demande. Voici les raisons dont je crois devoir l'appuyer. Bien que j'aie fait la guerre, avec les insurgés, aux bandes blanches de Dénikine, ne prêchant au peuple que l'amour de la liberté et de l'action libre, toute la presse soviétique officielle ainsi que celle du parti communiste-bolcheviste répandent sur mon compte des bruits indignes d'un révolutionnaire. On veut me faire passer pour un bandit, un complice de Grigorieff, un conspirateur contre la République des Soviets, dans le but de rétablir l'ordre capitaliste. Ainsi, dans un article intitulé " La Makhnovtchina " (Journal En chemin, n° 51), Trotsky pose la question : " Contre qui les insurgés makhnovistes se soulèvent-ils ? " Et, tout le long de son article, il s'occupe de démontrer que la Makhnovtchina n'est autre chose qu'un front de bataille contre le Pouvoir des Soviets. Il ne dit pas un mot du front réel contre les blancs, d'une étendue de plus de 100 kilomètres, où les insurgés subissent depuis six mois des pertes énormes.
L'ordre n° 1824 me déclare " conspirateur contre la République des Soviets " et " organisateur d'une rébellion à la manière de Grigorieff ".
Je considère comme un droit inviolable des ouvriers et des paysans - droit conquis par la Révolution - de convoquer eux-mêmes des Congrès pour y discuter de leurs affaires. C'est pourquoi, la défense par l'autorité centrale de convoquer de tels Congrès et la déclaration les proclamant illégaux (l'ordre n° 1824) représentent une violation directe et insolente des droits des masses laborieuses.
Je comprends parfaitement l'attitude des autorités centrales à mon égard. Je suis absolument convaincu que ces autorités considèrent le mouvement insurrectionnel comme incompatible avec leur activité étatiste. Elles croient en même temps que ce mouvement est étroitement lié à ma personne et elles m'honorent de tout le ressentiment et de toute la haine qu'elles éprouvent pour le mouvement insurrectionnel dans son entier. Rien ne saurait le démontrer mieux que l'article susmentionné de Trotsky où, tout en accumulant à bon escient des mensonges et des calomnies, il témoigne d'une animosité personnelle contre moi.
Cette attitude hostile - et qui devient actuellement agressive - des autorités centrales vis-à-vis du mouvement insurrectionnel mène inéluctablement à la création d'un front intérieur particulier, des deux côtes duquel se trouveront les masses laborieuses qui ont foi en la Révolution.
Je considère cette éventualité comme un crime immense, impardonnable, à l'égard du peuple travailleur, et je crois de mon devoir de faire tout ce que je peux pour l'éviter.
Le moyen le plus efficace d'éviter que les autorités centrales commettent ce crime est, à mon avis, tout indiqué : il faut que je quitte le poste que j'occupe. Je suppose que, ceci fait, les autorités centrales cesseront de me soupçonner - moi et les insurgés révolutionnaires - de tremper dans des conspirations antisoviétiques et qu'elles finiront par considérer l'insurrection en Ukraine comme un phénomène important, comme une manifestation vivante et agissante de la Révolution Sociale des masses, et non pas comme un mouvement hostile avec lequel on n'eut, jusqu'à présent, que des rapports de méfiance et de ruse allant jusqu'à un indigne marchandage de chaque parcelle de munitions et parfois même jusqu'au sabotage du ravitaillement, ce qui a causé aux insurgés des pertes innombrables en hommes et en territoire gagné à la Révolution : choses qui eussent pu être évitées facilement si les autorités centrales avaient adopté une autre attitude.
Je demande qu'on vienne prendre possession de mon poste.

Station de Gaïtchour, le 9 juin 1919

- Signé : Batko Makhno.

Entre temps, les unités insurgées qui se trouvaient au-delà de Marioupol durent reculer jusqu'à Pologui et Alexandrovsk.

Au reçu de la déclaration de Makhno, les bolcheviks, le supposant toujours à Gaïtchour, y dépêchèrent des hommes chargés, non pas de prendre possession de son poste, mais de le saisir. Au même moment, ils s'emparèrent traîtreusement du chef de l'état-major de l'armée insurrectionnelle Oséroff, des membres de l'état-major : Mikhaleff-Pavlenko et Bourbyga, et de plusieurs membres du Conseil Révolutionnaire Militaire. Tous ces hommes furent mis à mort sur-le-champ. Ce fut le signal de nombreuses autres exécutions de makhnovistes tombés ça et là entre les mains des bolcheviks.

Mais Makhno lui-même leur échappa.

S'étant adroitement dégagé des tentacules dont les bolcheviks l'enveloppaient à Gaïtchour, leur glissant entre les doigts, Makhno, parti à bride abattue, arriva d'une façon inattendue chez ses troupes, à Alexandrovsk. Il savait, en effet, par l'intermédiaire des mêmes amis, que les bolcheviks tout en le croyant à Gaïtchour, désignèrent son remplaçant, précisément à Alexandrovsk.

Là, sans perdre un instant, il remit officiellement les affaires de sa division et son commandement à ce nouveau chef qui, venant d'être nommé, n'avait encore reçu aucun ordre concernant Makhno personnellement. " II tint à le faire, constate Archinoff, désirant quitter ouvertement et honnêtement son poste afin que les bolcheviks n'eussent aucun prétexte de l'accuser de quoi que ce fut concernant les affaires de la division qu'il commandait. Il s'agissait de jouer serré. Forcé d'accepter ce jeu, Makhno s'en tira tout à son honneur. "

Puis, il exécuta son dernier tour de force.

Il adressa à l'Armée Insurrectionnelle une proclamation circonstanciée. Il y expliquait la nouvelle situation. Il y déclarait devoir quitter pour le moment son poste de commandement et engageait les insurgés à combattre avec la même énergie contre les troupes de Dénikine, sans se laisser troubler par le fait que, pendant quelque temps, ils se trouveraient sous le commandement des états-majors bolchevistes.

Les insurgés comprirent.

Presque toutes leurs unités demeurèrent sur place, déclarèrent reconnaître le commandement rouge et acceptèrent leur incorporation dans l'armée bolcheviste.

Les bolcheviks crurent triompher.

Mais ce qu'ils ne surent pas, c'est qu'en même temps - d'accord avec Makhno - plusieurs des commandants les plus dévoués des régiments d'insurgés se concertèrent clandestinement et prirent l'engagement solennel d'attendre le moment propice pour se réunir à nouveau sous les ordres de Makhno, à condition que cet acte ne mette pas en danger le front extérieur.

Rien de cette décision ne perça au dehors.

Ceci fait, Makhno disparut, accompagné d'un petit détachement de cavalerie.

Les régiments des insurgés, transformés en régiments rouges et demeurés sous les ordres de leurs chefs habituels - Kalachnikoff, Kourilenko, Boudanoff, Klein, Dermendji et autres - continuèrent à tenir tête aux troupes de Dénikine, les empêchant de gagner Alexandrovsk et Ekatérinoslaw.

 

10.3.9 L'avance foudroyante de Dénikine - Les bolcheviks abandonnent la lutte en Ukraine - Makhno reprend l'action à ses risques

Comme nous l'avons dit, les sommités bolchevistes ne se rendaient pas compte des véritables proportions de l'entreprise dénikinienne.

Quelques jours à peine avant la chute d'Ekatérinoslaw et de Kharkov, Trotsky déclarait que Dénikine ne présentait pas une menace sérieuse et que l'Ukraine n'était nullement en danger. Il dut changer d'avis dès le lendemain, reconnaissant cette fois que Kharkov se trouvait fortement menacé.

Il était temps : Ekatérinoslaw succomba fin juin. Kharkov tomba entre les mains de Dénikine quinze jours après.

Les autorités bolchevistes ne songèrent ni à reprendre l'offensive ni même à organiser la défense : elles s'employèrent uniquement à évacuer l'Ukraine. Presque toutes les troupes rouges furent utilisées à cet effet : elles se retiraient vers le nord, emmenant avec elles le plus d'hommes et de matériel roulant possible. Manifestement, les bolcheviks abandonnaient l'Ukraine à son sort : ils la livraient tout entière à la réaction.

C'est alors que Makhno jugea le moment opportun pour reprendre entre ses mains l'initiative de la lutte et agir, à nouveau, comme guide d'une force révolutionnaire indépendante. Mais, cette fois, il se vit obligé d'agir et contre Dénikine et contre les bolcheviks.

Les détachements insurgés, restés provisoirement sous le commandement bolcheviste, reçurent le mot d'ordre patiemment attendu : destituer leurs supérieurs bolchevistes, abandonner l'Armée Rouge et venir se regrouper sous les ordres de Makhno.

Ici commence le second acte du grand drame populaire ukrainien. Il se prolongera jusqu'au mois de janvier 1920.

Essayons d'en donner un bref aperçu.

 

10.3.10 La réorganisation de l'Armée insurrectionnelle - L'offensive décisive de Dénikine - Les tentatives d'arrêter son avance - L'Armée insurrectionnelle devient imposante

Avant même que les régiments makhnovistes aient pu exécuter l'ordre reçu et rejoindre leur guide, une nouvelle Armée insurrectionnelle se forma sous le commandement de celui-ci.

La nouvelle situation rappelait étrangement celle qui avait suivi l'invasion austro-allemande.

L'attitude des dénikiniens et de leurs maîtres - anciens propriétaires revenus avec l'armée - à l'égard de la population laborieuse fut, nous l'avons dit, insolente et brutale à l'extrême. A peine réinstallés, tous ces messieurs s'employèrent à restaurer le régime absolutiste et féodal. Des représailles terribles, une terreur " blanche " impitoyable s'abattirent sur les villages et les villes de l'Ukraine.

La riposte ne se fit pas attendre.

En grand nombre, les paysans surtout, fuyant la réaction, se mirent en quête de Makhno. Tout naturellement, ils le considéraient comme l'homme capable de reprendre la lutte contre les nouveaux oppresseurs.

En moins de quinze jours, une nouvelle armée se forma sous sa direction. Les armes dont elle pouvait disposer étaient bien insuffisantes. Mais, à ce moment-là, commencèrent à arriver les régiments " de base " qui, sur le mot d'ordre de ralliement venaient de quitter l'Armée Rouge. Ils arrivaient, l'un après l'autre, non seulement pleins de forces, d'élan et d'ardeur combative, mais aussi bien approvisionnés en armes et en munitions. Car, en quittant l'Armée Rouge, ils emportèrent avec eux tout l'armement dont ils purent se charger. Le commandement bolcheviste, pris au dépourvu, en pleine retraite, et craignant des revirements parmi ses propres troupes, ne put s'opposer à cette audacieuse action.

Notons qu'à ce moment déjà, quelques régiments rouges firent cause commune avec les makhnovistes et grossirent utilement les rangs de l'Armée insurrectionnelle.

Avec ces nouvelles troupes, Makhno s'employa, tout d'abord, à retenir les divisions de Dénikine. Il reculait pas à pas, cherchant à s'orienter dans la nouvelle ambiance et à profiter de la première occasion favorable pour tenter de reprendre l'offensive.

Mais les dénikiniens veillaient. Ils n'avaient pas oublié les soucis, les pertes et les défaites que les makhnovistes leur avaient causés au cours de l'hiver précédent. Le commandement dénikinien consacra tout un corps d'armée - plusieurs régiments de cavalerie, d'infanterie et d'artillerie - à les combattre.

Tout en se repliant lentement devant les forces supérieures de l'adversaire, l'Armée insurrectionnelle prit peu à peu un aspect très spécial qu'il convient de mettre en relief.

Irrité par la résurrection et la résistance opiniâtre des makhnovistes - résistance qui gênait et retardait fâcheusement son avance - Dénikine faisait la guerre non seulement à l'armée de Makhno comme telle, mais à toute la population paysanne : en plus des brimades et des violences habituelles les villages qu'il parvenait à occuper étaient mis à feu et à sang ; la plupart des habitations paysannes étaient pillées, et ensuite détruites. Des centaines de paysans furent fusillés. Les femmes furent malmenées, et quant aux femmes juives, assez nombreuses dans les villages ukrainiens, presque toutes - notamment à Goulaï-Polé - furent violées.

Ce genre de " guerre " obligeait les habitants des villages menacés par l'approche des dénikiniens à abandonner leurs foyers et à " prendre le large ".

Finalement, l'armée makhnoviste fut rejointe et suivie dans sa retraite par des milliers de familles paysannes qui fuyaient leurs villages, emmenant avec eux leur bétail et leurs hardes.

Ce fut une véritable migration des paysans. Une masse énorme d'hommes, de femmes et d'enfants, entourant et suivant l'armée dans sa lente retraite vers l'ouest, s'étendit peu à peu sur des centaines de kilomètres.

Arrivé à l'armée de Makhno au début de sa fabuleuse retraite, je pus voir ce pittoresque " royaume sur roues ", comme on le baptisa plus tard. Je le suivis dans son fantastique mouvement.

L'été de l'année 1919 fut d'une sécheresse exceptionnelle en Ukraine. Par les routes poussiéreuses et par les champs avoisinants, cette mer humaine se mouvait lentement, pêle-mêle avec du bétail (des milliers de boeufs, notamment), avec des voitures de toutes sortes, avec les services de ravitaillement, de l'intendance et de santé. En somme, toute cette masse formait le train des équipages de l'armée.

L'armée proprement dite ne se mêlait pas à ce royaume mouvant. Elle tenait strictement la route, sauf les unités qui partaient au combat pour couvrir et protéger le gros des forces ; la cavalerie, notamment, restait presque constamment au loin, à se battre.

L'infanterie, quand il n'y avait pas combat, ouvrait la marche de l'armée. Elle se déplaçait sur des " tatchanki ". Chaque " tatchanka ", attelée de deux ; chevaux, portait le cocher, assis sur le siège de devant, et deux combattants à l'arrière. Dans certaines sections, une mitrailleuse était installée sur le siège entre ceux-ci. L'artillerie fermait la marche.

Un grand drapeau noir flottait sur la première voiture. " La Liberté ou la Mort ", " La terre aux paysans, les usines aux ouvriers ", lisait-on sur les deux cotés du drapeau. Ces formules étaient brodées en lettres d'argent.

En dépit des circonstances, des dangers et des combats presque quotidiens, tout ce peuple était plein d'entrain et de courage. Chacun avait sa part dans les divers services de l'armée. Chacun prenait à coeur le sort de tous, et tous avaient soin de chacun. De temps à autre, des chants populaires ou révolutionnaires retentissaient ça et là, repris aussitôt par des milliers de voix.

Arrivée dans un village, toute cette masse y campait jusqu'au moment où l'ordre venait de reprendre la route. Alors, sans tarder, tout se remettait en marche, toujours vers l'ouest, toujours aux échos des combats qui se livraient autour de ce " royaume roulant ".

Au cours de cette retraite qui, comme le lecteur le verra tout à l'heure, dura près de quatre mois, des milliers de ces fuyards, quittant l'armée, partaient à l'aventure et se dispersaient à travers toute l'Ukraine. La plupart d'entre eux perdirent à tout jamais leurs habitations et leurs biens. Certains parvinrent à former un nouveau foyer. Mais beaucoup y laissèrent leur vie, fauchés par l'épuisement, par les maladies, ou tombés entre les mains des blancs.

Tout d'abord, l'armée des insurgés essaya de se retrancher sur le Dniéper, près de la ville d'Alexandrovsk. Pendant quelque temps elle conserva la maîtrise du fameux pont de Kitchkass (un des plus importants en Russie), jeté sur le Dniéper, d'une grande valeur stratégique. Mais, débordée bientôt par les forces très supérieures de l'ennemi, elle dut l'abandonner et se replier, d'abord vers Dolinskaïa, ensuite vers la ville d'Elisabethgrad.

Entre temps, le peu de troupes rouges, restées ça et là en Ukraine et surtout en Crimée, complètement démoralisées par l'attitude du commandement bolcheviste, perdit toute importance militaire. Les soldats considéraient la fuite des autorités bolchevistes hors de l'Ukraine comme une défection à la cause révolutionnaire. Plusieurs chefs manifestaient leur méfiance vis-à-vis du haut commandement. A peu près abandonnées par les autorités, ces troupes se morfondaient dans l'inactivité, dans le doute, dans l'angoisse. Pour ces hommes, Makhno restait le seul espoir révolutionnaire du pays. C'est vers lui que se portaient de plus en plus les regards de tous ceux qui aspiraient à défendre sur plane la liberté.

Au mois de Juillet, enfin, presque tous les régiments rouges restés en Crimée se révoltèrent, destituèrent leurs chefs et se mirent en marche pour se joindre aux troupes de Makhno. Cette action fui savamment préparée et réalisée par les commandants makhnovistes déjà nommés. Restés provisoirement dans les rangs de l'Armée Rouge et ayant reçu le mot d'ordre convenu, ils partirent, entraînant avec eux non seulement les détachements d'origine insurrectionnelle, mais aussi la quasi-totalité des troupes bolchevistes.

A marche forcée, emmenant avec eux leurs chefs de la veille, désormais captifs (Kotcherguine, Dybetz et autres ), et une grande quantité d'armes et de munitions, ces régiments - nombreux et frais, bien organisés et pleins d'entrain après leur révolte - avançaient vers la station de Pomostchnaïa, à la recherche de Makhno.

Ce fut un coup dur porté aux bolcheviks, car il réduisait presque à néant leurs forces militaires en Ukraine.

La jonction eut lieu, au début d'août, à Dobrovélitchkovka, important village du département de Kherson.

L'armée de Makhno devenait de ce fait imposante. Désormais, il pouvait envisager une action militaire de vaste envergure.

Il lui était même permis d'envisager la victoire.

Aussitôt après la jonction, Makhno, battant jusqu'alors en retraite, s'arrêta. Il fit cette halte surtout pour regrouper ses troupes. Des volontaires accouraient vers lui de tous côtés. Ayant placé des avant-postes tout autour du district occupé - entre Pomostchnaïa, Elisabethgrad et Voznessensk - il procéda à une réorganisation définitive de son armée.

Elle comprenait maintenant 20.000 combattants environ. Ils furent repartis en quatre brigades d'infanterie et de cavalerie, une division d'artillerie et un régiment de mitrailleurs.

La cavalerie tout entière, commandée par Stchouss, comptait 2.000 à 3.000 sabres. Le régiment de mitrailleurs possédait, à certains moments, jusqu'à 500 mitrailleuses. L'artillerie était suffisante. Une escouade de 150 à 200 cavaliers fut formée en unité spéciale qui devait toujours accompagner Makhno dans ses déplacements, dans ses raids et dans ses diverses entreprises guerrières.

Le regroupement terminé, Makhno déclencha une vigoureuse offensive contre les troupes de Dénikine.

La lutte fut des plus acharnées. A plusieurs reprises l'armée dénikinienne fut rejetée à 50 et même à 80 kilomètres vers l'est. Mais, bientôt, les makhnovistes commencèrent à manquer de munitions. Deux attaques sur trois avaient pour seul but de s approvisionner. D'autre part, Dénikine lança dans la bataille des réserves fraîches en grand nombre. Il tenait à écraser l'Armée insurrectionnelle à tout prix afin de pouvoir marcher sur Moscou en toute sécurité. Pour comble de malheur, les makhnovistes eurent à faire face, en même temps, à quelques troupes bolchevistes qui, venant d'Odessa et de la Crimée, se frayaient un passage à travers l'Ukraine vers le nord. Elles livraient combat à toutes les forces armées qu'elles rencontraient sur leur chemin. Et, invariablement, elles se heurtaient aux troupes insurrectionnelles.

Finalement, la situation étant devenue intenable, Makhno fut contraint d'abandonner la région Pomostchnaïa-Elisabethgrad-Voznessensk et à reculer vers l'ouest.

Ainsi commença sa fameuse retraite sur un parcours de plus de 600 kilomètres, de la région Bakhmout-Marioupol jusqu'aux confins du département de Kiew : retraite qui dura, en tout, près de deux mois, d'août à fin septembre 1919.

 

10.3.11 La grande retraite de l'Armée insurrectionnelle (août-septembre 1919) - Son encerclement définitif - La bataille de Pérégonovka (le 26 septembre 1919) - La victoire des makhnovistes et leur retour offensif foudroyant

Je regrette de ne pouvoir raconter ici les péripéties de cet épisode dans tous leurs détails. Bornons-nous à l'essentiel.

Le dessein manifeste de Dénikine était d'encercler complètement l'armée makhnoviste et de l'anéantir tout entière.

Il lança contre elle quelques-uns de ses meilleurs régiments dont certains composés uniquement de jeunes officiers qui haïssaient particulièrement " cette racaille de moujiks ". Parmi eux, le premier régiment de Simféropol et le 2e Labinsky se distinguaient surtout par leur bravoure, par leur combativité, par leur énergie farouche.

Des combats acharnés, d'une violence inouïe, avaient lieu presque quotidiennement. A vrai dire ce fut une bataille ininterrompue qui dura deux mois. Elle fut, pour les deux parties aux prises, d'une dureté exceptionnelle.

Me trouvant, pendant toute la retraite, à l'armée de Makhno - cinq camarades, y compris Archinoff et moi, y formions la " Commission de propagande et d'éducation " - je me rappelle cette longue série de jours vécus comme dans un cauchemar interminable.

Ces nuits d'été, qui ne duraient que quelques heures, permettant à peine un bref répit aux hommes et aux montures, s'évanouissaient brusquement, dès les premières lueurs du jour, dans un fracas de mitraille, d'explosions d'obus, de galop de chevaux... C'étaient les dénikiniens qui, débouchant de toutes parts, cherchaient, une fois de plus, à fermer sur les insurgés l'étau de fer et de feu.

Tous les jours ils recommençaient leur manoeuvre, serrant les troupes de Makhno toujours de plus près, rétrécissant leur cercle toujours davantage, laissant aux insurgés de moins en moins d'espace disponible.

Tous les jours des combats sauvages, allant jusqu'à des corps à corps atroces, se poursuivaient au devant et sur les flancs de l'armée makhnoviste, ne cessant qu'à la tombée de la nuit. Et toutes les nuits cette armée se voyait obligée de reculer, s'échappant tout juste par une sorte de couloir, de plus en plus étroit, pour ne pas permettre à l'étau dénikinien de se reformer sur elle définitivement. Et au lever du soleil, elle devait, à nouveau, faire face à l'ennemi implacable qui, à nouveau, cherchait à l'encercler.

Les insurgés manquaient de vêtements, de chaussures, parfois aussi de vivres. Par une chaleur torride, sous un ciel de plomb et sous une grêle de balles et d'obus, ils s'éloignaient de plus en plus de leur pays, s'en allant vers une destination et une destinée inconnues.

A la fin du mois d'août, le corps d'armée de Dénikine, qui pesait déjà si lourdement sur Makhno, fut renforcé par de nouvelles troupes venues du côté d'Odessa et de Voznessensk. Dénikine qui, avec le gros de ses forces, marchait déjà sur Orel (non loin de Moscou), refoulant l'Armée Rouge, tenait à se débarrasser des makhnovistes au plus vite. Car, tant qu'ils existaient sur ses arrières, il ne se sentait pas en Sécurité.

La situation empirait de jour en jour. Mais Makhno ne désespérait pas. Pour l'instant, il continuait, imperturbable, ses habiles manoeuvres de retraite. Et les combattants, animés par leur idéal, conscients de leur tâche, sachant se battre pour leur propre cause, accomplissaient tous les jours de véritables miracles de courage et de résistance.

Il fut décidé d'abandonner le voisinage des voies ferrées par où la retraite s'effectuait jusqu'alors. On fit sauter les trains blindés enlevés récemment aux dénikiniens, dont l'un très puissant : le fameux " Invincible ".

La retraite continua par les routes vicinales, de village en village, de plus en plus difficile, haletante, exaspérée. Pas un instant les insurgés ne perdirent courage. Tous, ils gardaient l'espoir intime de triompher de l'ennemi. Tous, ils supportaient vaillamment les rigueurs de la situation. Avec une inébranlable patience, la volonté tendue à l'extrême sous le feu terrible et continu de l'ennemi, ils se serraient autour de leur guide et camarade aimé.

Et quant à lui, debout jour et nuit, interrompant sa folle activité par quelques heures de sommeil à peine, couvert de poussière et de sueur, mais infatigable, parcourant constamment le front, surveillant tout, encourageant les combattants et, souvent, se jetant farouchement lui-même dans la bataille, il ne pensait qu'au moment où, mettant à profit une faute quelconque de l'ennemi, il pourrait lui porter un coup décisif.

Il épiait d'un oeil perçant tous les mouvements, tous les gestes des dénikiniens. Il envoyait des patrouilles de reconnaissance, sans cesse, dans toutes les directions. Des rapports précis lui parvenaient toutes les heures. Car il savait trop bien que la moindre erreur de commandement de sa part pouvait être fatale à toute son armée, donc à toute son oeuvre.

Il savait aussi que, plus les troupes de Dénikine s'enfonçaient dans le nord, plus elles devenaient vulnérables à l'arrière, en raison même de l'étendue démesurée du front. Il tenait compte de cette circonstance et il attendait son heure.

Vers la mi-septembre, l'Armée insurrectionnelle atteignit la ville d'Ouman, dans le département de Kiew. Celle-ci se trouvait entre les mains des pétliouriens.

Pétlioura était en état de guerre avec Dénikine. Dans sa marche sur Moscou, ce dernier négligea, pour l'instant, l'ouest de l'Ukraine, comptant s'en emparer facilement apurés la défaite des bolcheviks.

Quelle serait l'attitude des pétliouriens vis-à-vis des makhnovistes ? Quelle devait être l'attitude de ces derniers vis-à-vis des pétliouriens ? Fallait-il les attaquer ? Faisait-il leur demander le libre passage à travers leur territoire et la ville, sans quoi il était impossible de continuer la retraite ? Fallait-il leur proposer de combattre les dénikiniens côte à côte avec les makhnovistes ? Ou, tout simplement, leur proposer une neutralité et en tirer, ensuite, les meilleurs avantages ?

Tout pesé, cette dernière solution paraissait la plus indiquée.

Notons qu'à ce moment-là, l'Armée insurrectionnelle comptait 8.000 blessés environ. Dans les conditions de l'heure, ces hommes restaient privés de tout secours médical. De plus, ils formaient un arrière-train énorme, accroché à l'armée, gênant terriblement ses mouvements et ses opérations militaires. L'état-major avait l'intention de demander aux autorités d'Ouman de recueillir en traitement dans les hôpitaux de la ville au moins les blessés graves.

Par une heureuse coïncidence, au moment même où tous ces problèmes étaient discutés dans le camp des insurgés, une délégation pétliourienne y arriva et déclara que, se trouvant en guerre avec Dénikine, les pétliouriens désiraient éviter de former un nouveau front et d'ouvrir les hostilités contre les makhnovistes. Cela répondait parfaitement aux désirs de ceux-ci.

En fin de compte, un pacte fut conclu entre les deux parties, suivant lequel elles s'engageaient à garder, l'une envers l'autre, une stricte neutralité militaire. De plus, les pétliouriens consentirent à recueillir dans les hôpitaux les blessés makhnovistes.

Le pacte stipulait que cette neutralité strictement militaire et se rapportant uniquement à la situation de l'heure n'imposait ni à l'un ni à l'autre des contractants aucune obligation ni restriction d'ordre politique ou idéologique. Ayant pris part aux pourparlers, je soulignai expressément l'importance de cette clause. Les makhnovistes savaient que la masse pétliourienne avait beaucoup de sympathie pour eux et prêtait l'oreille à leur propagande. Il s'agissait donc d'avoir la latitude de l'exercer sans inconvénient parmi cette masse, ce qui pourrait être, éventuellement, d'un grand secours pour les makhnovistes. Au moment même de la conclusion de ce pacte, ceux-ci publièrent un tract intitulé " Qui est Pétlioura ? ", où ce dernier était démasqué comme défenseur des classes aisées, comme un ennemi des travailleurs.

Quant aux autorités pétliouriennes, tout en étant ennemies résolues des makhnovistes, elles avaient de multiples raisons pour observer vis-à-vis de ceux-ci une attitude d'extrême prudence.

Les insurgés savaient que la " neutralité " des pétliouriens était purement factice et que, sous le manteau, ces derniers pouvaient parfaitement s'entendre avec les dénikiniens pour écraser les makhnovistes. Il s'agissait surtout pour l'Armée insurrectionnelle de gagner quelques jours de répit, de se débarrasser des blessés, d'éviter une attaque immédiate dans le dos, afin de ne pas être pris à l'improviste dans une sorte de cul-de-sac.

Tous ces buts furent atteints. Mais, d'autre part, les soupçons des makhnovistes reçurent rapidement une confirmation éclatante.

D'après le pacte de " neutralité ", l'armée insurrectionnelle était en droit d'occuper un territoire de 10 kilomètres carrés de superficie, près du village de Tékoutché, aux environs d'Ouman. Les forces de Pétlioura étaient dispersées au nord et à l'ouest ; celles de Dénikine se trouvaient à l'est et au sud, du côté de Golta.

Or, quelques jours à peine après la conclusion du pacte les makhnovistes furent informés par des amis que des pourparlers étaient engagés entre les deux camps pour arrêter un plan d'ensemble en vue de cerner les troupes de Makhno et de les exterminer. Et quelques jours après, dans la nuit du 24 au 25 septembre, les éclaireurs makhnovistes relataient que quatre ou cinq régiments dénikiniens se trouvaient à l'arrière des insurgés, du côté de l'ouest. Ils n'avaient pu y arriver autrement qu'en traversant le territoire occupé par les pétliouriens, donc avec l'aide ou au moins l'acquiescement de ces derniers.

Le 25 septembre au soir les makhnovistes étaient cernés de tous côtés par les troupes de Dénikine. Le gros de ses forces restait concentré à l'est ; mais un fort barrage était établi dans le dos des makhnovistes, et la ville d'Ouman se trouvait au pouvoir des dénikiniens qui étaient déjà en train de rechercher et d'achever les blessés repartis dans les hôpitaux et chez les particuliers.

Un ordre lancé par le commandement dénikinien, et ont quelques exemplaires étaient parvenus à l'état-major makhnovistes, disait : " Les bandes de Makhno sont cernées. Elles sont complètement démoralisées, désorganisées, affamées et sans munitions. J'ordonne de les attaquer et de les anéantir dans un délai de trois jours. " L'ordre portait la signature du général Slastchoff, commandant en chef des forces dénikiniennes en Ukraine (passé plus tard au service des bolcheviks).

Toute retraite était désormais interdite aux troupes insurgées.

Le moment d'agir, c'est-à-dire de livrer la bataille décisive, était venu.

Le sort de toute l'Armée insurrectionnelle, de tout le mouvement, de toute la cause, dépendait de cette bataille suprême.

La ville d'Ouman marqua la fin de la retraite de l'Armée insurrectionnelle. Cette fois, il n'était plus possible de s'échapper : l'ennemi était de tous les côtés à la fois, les tenailles s'étaient fermées sur les insurgés.

Alors Makhno déclara avec la plus grande simplicité que la retraite opérée jusqu'à ce jour n'avait été qu'une stratégie forcée, que la vraie guerre allait commencer, et ce pas plus tard que le lendemain, 26 septembre.

Aussitôt, il prit toutes les dispositions pour ce dernier combat. Et il en esquissa immédiatement les premières manoeuvres.

Le 25 septembre au soir, les troupes makhnovistes qui, jusqu'alors, avaient marché vers l'ouest, changèrent brusquement de direction et se mirent en mouvement vers l'est, de front contre le gros de l'armée dénikinienne. La première rencontre se produisit, tard dans la soirée, près du village de Kroutenkoïé. La première brigade makhnoviste y attaqua les avant-gardes de Dénikine. Celles-ci reculèrent afin de prendre de meilleures positions et surtout afin d'entraîner l'ennemi à leur suite, vers le gros de l'armée. Mais les makhnovistes ne les poursuivirent pas.

Comme Makhno s'y attendait, cette manoeuvre trompa l'ennemi. Il considéra l'attaque comme une sorte de reconnaissance ou de diversion. Et il en acquit la conviction que la marche des insurgés restait toujours dirigée vers l'ouest. Il s'apprêta à les adosser à Ouman et à les écraser dans la souricière tendue. Il n'admettait pas un instant que l'Armée insurrectionnelle osât attaquer ses forces principales. La manoeuvre de Makhno parut confirmer ses appréciations. Et il ne se prépara pas à l'éventualité d'une attaque de front.

Or, tel fut, précisément, le plan de Makhno. Son raisonnement fut très simple : de toutes façons, l'armée était perdue si elle ne parvenait pas à rompre le cercle ennemi ; cette rupture était maintenant l'unique chance de salut, aussi minime fût-elle ; il fallait donc tenter cette unique chance, c'est-à-dire lancer tonte l'armée contre celle de Dénikine à l'est, dans l'espoir de l'écraser. La manoeuvre de la veille n'eut d'autre but que de tromper la vigilance de l'ennemie.

Au milieu de la nuit du 26 septembre, toutes les forces makhnovistes se mirent en manche vers l'est. Les forces principales de l'ennemi étaient concentrées à proximité du village de Péregonovka, occupé par les makhnovistes.

Le combat s'engagea entre trois et quatre heures du matin. Il alla toujours grandissant et atteignit son point culminant vers huit heures. Ce fut alors un véritable ouragan de mitraille, de part et d'autre.
Makhno lui-même, avec son escorte de cavalerie, disparut dès la tombée de la nuit, cherchant à tourner l'ennemi. Durant toute la bataille, on n'eut pas de ses nouvelles.
Vers les neuf heures, les makhnovistes débordés, épuisés, commencèrent à perdre pied. Déjà, on se battait aux confins du village. De divers côtés, les forées ennemies disponibles arrivaient à la rescousse, précipitant de nouvelles rafales de feu sur les makhnovistes. Ceux-ci reculaient lentement L'état-major de l'Armée insurrectionnelle, de même que tous ceux qui se trouvaient dans le village et pouvaient manier une carabine, s'armèrent et se jetèrent dans la mêlée.
Ce fut le moment critique. Il semblait que la bataille et avec elle la cause entière des insurgés étaient perdues.
L'ordre fut donné à tous, même aux femmes, d'être prêts à faire feu sur l'ennemi dans les rues du village Tous se préparèrent à vivre les heures suprêmes de la bataille et de la vie.
Or, voici que soudain le feu des mitrailleuses et les " hourra ! " frénétiques de l'ennemi commencèrent à aller s'affaiblissant, puis s'éloignèrent. Ceux qui se trouvaient dans le village comprirent que l'ennemi reculait et que la bataille se poursuivait à une certaine distance.
Ce fut Makhno qui, surgissant d'une façon inattendue, décida du sort du combat.
Il apparut au moment même où ses troupes étaient refoulées et où la mêlée était prête à s'engager dans les rues de Pérégonovska.
Couvert de poussière, harassé de fatigue, Makhno surgit au flanc de l'ennemi, hors d'un ravin profond. En silence, sans proférer aucun appel, mais une volonté ardente et bien arrêtée peinte sur son visage, il s'élança, suivi de son escorte, à fond de train sur l'ennemi et s'enfonça dans ses rangs.
Toute fatigue, tout découragement disparurent, comme par enchantement, chez les makhnovistes. " Batko est là ! Batko joue du sabre " entendit-on crier de toutes parts. Et ce fut alors avec une énergie décuplée que tous se portèrent de nouveau en avant, à la suite du guide aimé qui paraissait s'être voué à la mort.
Une mêlée corps à corps, d'un acharnement inouï - " un hachage ", comme disaient les makhnovistes - s'ensuivit.
Quelque valeureux que fût le 1er régiment d'officiers de Simféropol, il fut culbuté et battit en retraite, d'abord lentement et en ordre de chaîne, cherchant à arrêter la poussée des Makhnovistes, puis de plus en plus précipitamment et en désordre. Il finit par prendre la fuite pour tout de bon. Les autres régiments, saisis de panique, le suivirent et, enfin, toutes les troupes de Dénikine se débandèrent, lâchant les armes et essayant de se sauver en passant à la nage la rivière de Siniukha, à une quinzaine de kilomètres de Pérégonovka. Elles espéraient encore pouvoir se retrancher sur la rive opposée de la rivière.
Mais Makhno se hâta de tirer tout le parti possible de la situation, dont il comprit admirablement les avantages. Il lança à toute bride la cavalerie et l'artillerie à la poursuite de l'ennemi en retraite. Et il s'élança lui-même, à la tête du régiment le mieux monté, par des chemins de traverse, afin de prendre les fuyards en écharpe.
Il s'agissait d'un trajet de 12 à 15 kilomètres.
Au moment même où les troupes de Dénikine atteignaient la rivière, elles furent rejointes par la cavalerie makhnoviste. Des centaines de dénikiniens y périrent. La plupart d'entre eux eurent cependant le temps de passer sur l'autre rive. Mais là, ils étaient attendus par Makhno en personne. L'état-major lui-même, et un régiment de réserve qui s'y trouvait, furent surpris et faits prisonniers. Pour ne pas tomber entre les mains des makhnovistes, de nombreux officiers se pendirent aux arbres d'un bois tout proche, à l'aide de leurs ceintures de cuir.
Une partie insignifiante seulement des troupes de Dénikine - troupes qui s'acharnaient depuis des mois à la poursuite obstinée de Makhno - réussit à se sauver. Le 1er régiment d'officiers de Simféropol et quelques autres furent sabrés en entier. La route de leur retraite était jonchée de cadavres sur une étendue de deux ou trois kilomètres (9) . Quelque horrible que pût être ce spectacle à certains, il ne fut que la suite naturelle du duel engagé entre l'armée de Dénikine et les makhnovistes. Durant toute la poursuite, on ne parla de rien moins que de les exterminer tous. Le moindre faux pas de la part de Makhno eût infailliblement réservé le même sort à l'armée insurrectionnelle. Même les femmes qui emboîtaient le pas à l'armée où combattaient leurs hommes n'auraient pas été épargnées. Les makhnovistes vécurent assez d'expériences pour savoir a quoi s'en tenir.

- (Archinoff, op. cit., pp. 229-232.)

Les forces principales de Dénikine écrasées, les makhnovistes ne perdirent pas de temps : en trois directions à la fois, ils s'élancèrent vers " leur pays ", vers le Dniéper.

Ce retour s'effectua à une allure folle. Au lendemain de la défaite des troupes de Dénikine, Makhno se trouvait déjà à plus de 100 kilomètres du champ de bataille. Accompagné de son escorte, il marchait à une quarantaine de kilomètres en avant du gros de l'armée.

Un jour encore se passa, et les makhnovistes se rendirent maîtres de Dolinskaïa, de Krovoï-Rog et de Nikopol. Le lendemain, le pont de Kitchkass fut enlevé au grand trot, et la ville d'Alexandrovsk tomba entre les mains des insurgés.

Dans leur foudroyante avance, ils avaient l'impression de pénétrer au coeur d'un royaume enchanté : celui de la Belle au Bois Dormant. Personne encore n'y avait entendu parler des événements d'Ouman. Personne ne savait rien du sort des-makhnovistes. Les autorités dénikiniennes n'avaient pris aucune mesure de défense, plongées dans cette sorte de léthargie propre aux profondeurs de l'arrière-front.

Telle la foudre au printemps les makhnovistes s'abattirent sur leurs ennemis. Après Alexandrovsk, ce fut le tour de Pologui, de Goulaï-Polé, de Berdiansk, de Marioupol. Au bout de dix jours, tout le midi de l'Ukraine fut libéré des troupes et des autorités.

Mais il ne s'agissait pas seulement des autorités et des troupes.

Tel un gigantesque balai, l'Armée insurrectionnelle, passant par les villes, les bourgs, les hameaux et les villages, enlevait partout tous vestiges d'exploitation et de servitude. Les propriétaires fonciers revenus, qui ne s'attendaient à rien de pareil, les gros fermiers (les " koulaks "), les gros industriels les gendarmes, les curés, les maires dénikiniens, les officiers embusqués - tout fut balayé sur le chemin victorieux de la Makhnovtchina.

Les prisons, les commissariats et les postes de police, tous les symboles de la servitude populaire, furent détruits Tous ceux que l'on savait être des ennemis actifs des paysans et des ouvriers étaient voués à la mort.

De gros propriétaires fonciers et des " koulaks ", surtout, périrent en grand nombre. Ce fait suffit - notons-le en passant - pour donner un démenti formel à la légende lancée sciemment par les bolcheviks sur le caractère soi-disant " koulak " du mouvement makhnoviste.

Un épisode vécu, bien typique, me revient à la mémoire. Sur le retour, quelques régiments makhnovistes atteignirent un village assez important. Ils y firent halte pour permettre aux hommes et aux chevaux de se reposer et de se réconforter.

Notre " Commission de Propagande ", arrivée avec eux, fut accueillie par une famille de paysans dont la demeure se trouvait sur la place du village, juste en face de l'église.

A peine installés, nous entendîmes au dehors un mouvement, des bruits, des éclats de voix.

Sortis, nous vîmes une foule de paysans en train de s'expliquer avec des combattants makhnovistes :

- Mais oui, camarades, entendîmes-nous. Il a dressé, le salaud, toute une liste de noms, une quarantaine. et il l'a remise aux autorités. Tous ces hommes ont été fusillés...

Nous apprîmes qu'il s'agissait du curé du village. D'après les paysans, il avait dénoncé plusieurs habitants aux autorités dénikiniennes comme suspects ou sympathisants avec le mouvement makhnoviste.

Une rapide enquête, menée sur-le-champ par quelques insurgés, démontra que les paysans disaient vrai.

On décida de se rendre au domicile du curé. Mais les paysans affirmèrent que son appartement était fermé et qu'il n'y était pas.

Quelques-uns supposaient que le " pope " était en fuite. D'autres prétendaient qu'il se cachait à l'église même.

Une foule de paysans et d'insurgés se dirigea alors vers celle-ci. La porte était close. Un gros cadenas, fermé à clef, y pendait.

- Voyons, crièrent d'aucuns. Il ne peut pas être dedans puisque la porte est fermée du dehors... Mais d'autres, mieux renseignés, affirmèrent que le pope, n'ayant pas eu le temps de fuir, s'était laissé enfermer dans l'église par son petit sacristain pour faire croire à une fuite.

Afin d'en avoir le fleur net, quelques insurgés firent alors sauter le cadenas à coups de crosse et pénétrèrent dans l'église.

Ils en explorèrent minutieusement l'intérieur. Ils n'y trouvèrent personne. Mais ils y découvrirent un vase de nuit, déjà utilisé, et une provision de vivres.

On était fixé. Le " pope " se cachait dans l'église. Ayant entendu la foule y pénétrer, il avait dû grimper au clocher, dans l'espoir que, ne le trouvant pas en bas, ses persécuteurs n'insisteraient pas.

On accédait au petit clocher par un étroit escalier de bois. Les insurgés s'y élancèrent, en poussant des cris hostiles et en faisant un tapage du diable avec leurs sabres et leurs fusils.

Alors, tous ceux qui, de la place, regardaient la scène, virent soudainement apparaître, sous le toit du clocher, une haute stature d'homme, en soutane noire, qui gesticulait et criait désespérément, sous l'empire d'une peur intense.

L'homme était jeune. Ses longs cheveux, d'un blond de paille, flottaient au vent. Sa figure était toute contractée d'effroi. Il tendait vers la place ses bras grands ouverts et criait d'une voix plaintive :

- Petits frères! Petits frères! Je n'ai rien fait! Je n'ai rien fait ! Petits frères, pitié ! Petits frères...

Mais déjà des bras vigoureux le saisissaient d'en bas par les pans de sa soutane et l'attiraient vers l'escalier.

On le fit descendre. Tout le monde sortit de l'église. On poussa le pope à travers la place et, par hasard, on le fit entrer dans la cour de notre hôte.

De nombreux paysans et insurgés y pénétrèrent. D'autres restèrent sur la place, devant la porte cochère grande ouverte.

Aussitôt un jugement populaire improvisé fut organisé. Notre " Commission " n'y participant pas, nous restâmes témoins de la scène. Nous laissâmes faire la population elle-même.

- Alors, cria-t-on au pope, qu'est-ce que tu en dis, fripouille ? Il faut payer maintenant ! Fais tes adieux et prie ton dieu si tu veux...

- Mes petits frères, mes petits frères, répétait le pope, tout tremblant, je suis innocent, je suis innocent, je n'ai rien fait. Petits frères...

- Comment, tu n'as rien fait ? crièrent de nombreuses voix. N'as-tu pas dénoncé le jeune Ivan, et puis Paul, et Serge le bossu, et d'autres encore ? Ce n'est pas toi qui as dressé la liste ? Veux-tu qu'on te mène au cimetière et qu'on te mette devant la fosse de tes victimes ? Ou qu'on aille fouiller les papiers du poste de police ? On y trouvera peut-être encore la liste écrite de ta main.

Le pope tomba à genoux et répétait toujours, les yeux hagards, la figure ruisselante de sueur :

Petits frères, pardonnez-moi. Pitié !... Je n'ai rien fait.

Une jeune femme, membre de notre " Commission ", se trouva incidemment près de lui.

Toujours se traînant à genoux, il saisit le pan de sa robe le porta à ses lèvres et supplia :

- Ma petite soeur, protège-moi. Je suis innocent... sauve-moi, ma petite soeur.

- Que veux-tu que je fasse ? lui dit-elle. Si tu es innocent, défends-toi. Ces hommes-là ne sont pas des bêtes sauvages. Si tu es vraiment innocent, ils ne te feront pas de mal. Mais si tu es coupable, que puis-je faire ?

Un insurgé, à cheval, entra dans la cour, se frayant un passage à travers la foule.

Informé de ce qui se passait, il s'arrêta derrière le pope et, du haut de son cheval, se mit à cravacher furieusement le dos du malheureux. A chaque coup de cravache, il répétait : " Voilà pour avoir trompé le peuple ! Voilà pour avoir trompé le peuple ! " La foule le regardait faire, impassible.

- Assez, camarade, lui dis-je doucement. Il ne faut tout de même pas le torturer.

- Eh, oui ! cria-t-on ironiquement autour de moi. Ils n'ont, eux, jamais torturé personne, pas vrai ?

Un autre insurgé avança. Il secoua le pope rudement :

- Eh bien, lève-toi ! Assez de comédie ! Mets-toi debout !

L'accusé ne criait plus. Très pâle, à peine conscient de la réalité ; il se releva. Le regard perdu au loin, il remuait les lèvres sans paroles.

L'insurgé fit signe à quelques camarades qui, aussitôt, entourèrent le pope.

- Camarades, cria-t-il aux paysans, vous affirmez tous que cet homme, contre-révolutionnaire avéré, a dressé et remis aux autorités blanches une liste de " suspects " et qu'à la suite de cette dénonciation plusieurs paysans ont été arrêtés et exécutés. Est-ce bien cela ?

- Oui, oui, c'est la vérité ! bourdonnait la foule. Il a fait assassiner une quarantaine des nôtres. Tout le village le sait.

Et, de nouveau, on citait les noms des victimes, on invoquait des témoignages précis, on accumulait les preuves... Quelques parents des exécutés vinrent confirmer les faits. Les autorités elles-mêmes leur avaient parlé de la liste dressée par le curé, expliquant ainsi leur acte.

Le pope ne disait plus rien.

-Y a-t-il des paysans qui défendent cet homme ? demanda l'insurgé. Quelqu'un douterait-il de sa culpabilité ?

Personne ne bougea.

Alors l'insurgé se saisit du pope. Brutalement, il lui enleva sa soutane.

- Quelle étoffe chic ! dit-il. Avec cela, on fera un beau drapeau noir. Le notre est déjà assez usé.

Puis, il dit au pope, hideux, en chemise et en caleçon :

- Mets-toi à genoux maintenant, là ! Et fais tes prières sans te retourner.

Le condamné s'exécuta. Il se mit à genoux et, les mains jointes, se mit à murmurer : " Notre Père qui êtes aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive... "

Deux insurgés vinrent se placer derrière lui. Ils sortirent leurs revolvers, visèrent et lui tirèrent plusieurs balles dans le dos. Les coups éclatèrent, secs, implacables.

Le corps s'écroula.

C'était fini.

La foule s'écoula lentement, en commentant l'événement.

Makhno a conté quelques autres épisodes dramatiques vécus par lui lors de son foudroyant retour.

Vers le soir, accompagné de quelques cavaliers, tous habillés en officiers dénikiniens, il se présenta chez un gros propriétaire foncier, connu comme réactionnaire farouche, admirateur de Dénikine et bourreau des paysans.

Les soi-disant officiers, en tournée de mission, voulaient se reposer un peu, passer la nuit dans la propriété et repartir le lendemain matin.

Naturellement, ils sont reçus avec enthousiasme. " Messieurs les officiers " peuvent se mettre à leur aise. La propriété est bien gardée par un détachement dénikinien. Il n'y a pas à s'inquiéter.

Un festin est organisé en l'honneur des visiteurs. L'officier des gardes, quelques amis fidèles, y participent. On mange des plats délicieux, on boit des vins renommés et des liqueurs fines. Les langues se délient. Tout le monde parle avec effusion, maudissant les " bandits makhnovistes " et tous les " émeutiers ", souhaitant leur suppression rapide et définitive, buvant à la santé de Dénikine et de l'armée blanche. Parfois le propriétaire, en mal de confidences, montre à ses hôtes son magnifique dépôt d'armes, destiné à parer à toute éventualité.

Vers la fin du repas, Makhno révèle brutalement sa personnalité. Scène indescriptible de surprise, d'effroi, de confusion. La propriété est cernée par les makhnovistes. La garde est désarmée. " Il faut payer ! "...

Ni cris, ni supplications, ni tentatives de fuir ne servent à rien. Le propriétaire, ses amis et serviteurs fidèles, l'officier des gardes sont exécutés sur place. Les soldats de la garde sont questionnés à fond et traités en conséquence.

L'affaire liquidée, on s'empare des armes et on s'en alla vers un autre nid de hobereau.

 

10.3.12 L'offensive de Dénikine brisée par la victoire des insurgés - Les bolcheviks sont sauvés - Leur retour en Ukraine

L'occupation du Midi de l'Ukraine par les makhnovistes signifiait un danger de mort pour toute la campagne contre-révolutionnaire de Dénikine. En effet, c'est entre Volnovakha et Marioupol que se trouvait la base de ravitaillement de son armée. Des stocks de munitions immenses étaient accumulés dans toutes les villes de cette région. Certes, tous ces stocks ne tombèrent pas aussitôt entre les mains des makhnovistes. Autour de Volnovakha, par exemple, la bataille entre eux et des réserves importantes de Dénikine fit rage pendant cinq jours. Mais, d'autre part, toutes les voies ferrées de la région étant entre les mains des insurgés, pas un obus ne pouvait en sortir. Aucun matériel de guerre ne pouvait plus servir aux troupes de Dénikine, ni dans le nord, ni ailleurs.

De même que sous Volnovakha, quelques autres réserves dénikiniennes se battirent ça et là contre les makhnovistes. Bientôt, elles furent vaincues et anéanties.

Alors, les flots de la Makhnovtchina roulèrent vers le fond du bassin du Donetz et vers le nord. En octobre les insurgés s'emparèrent de la ville d'Ekatérinoslaw.

Dénikine fut obligé d'abandonner sa marche sur Moscou. Certains journaux dénikiniens l'avouèrent aussitôt.

En toute hâte, il envoya ses meilleures troupes sur le front de Goulaï-Polé. Mais il était trop tard. L'incendie fait saut rage dans le pays tout entier, des bords de la mer Noire et de celle d'Azov jusqu'à Kharkov et Poltava.

Grâce aux renforts - surtout à une grande quantité d'autos blindas et à l'excellente cavalerie commandée par Mamontoff et Chkouro - les blancs réussirent un moment à faire reculer les makhnovistes de Marioupol, de Berdiansk et de Goulaï-Polé ; mais, par contre, les makhnovistes s'emparèrent en même temps de Sinelnikovo, de Pavlograd, d'Ekatérinoslaw et d'autres villes et localités ; de sorte que Dénikine ne put tirer aucun profit de ces quelques succès, purement locaux.

Dans le courant des mois d'octobre et de novembres les forces principales de Dénikine, descendues du nord, reprirent une lutte acharnée contre Makhno. Fin novembre, les makhnovistes - dont la moitié était, d'ailleurs, terrassée par une effroyable épidémie de typhus exanthématique - furent obligés de lâcher Ekatérinoslaw et de se regrouper de nouveau dans le sud. Mais Dénikine lui non plus ne put se consolider nulle part. Les makhnovistes continuaient à le battre çà et là. D'autre part, les rouges, descendus du nord sur ses traces, le bousculaient. Son armée agonisait. Bientôt, les meilleurs éléments de ses troupes - ceux du Caucase - refusèrent de continuer à se battre contre Makhno. Ils abandonnèrent leurs postes, sans que le commandement put les en empêcher, et reprirent le chemin de leur pays. Ce fut le début de la débâcle définitive de l'armée dénikinienne.

Nous avons le devoir de fixer ici la vérité historique que voici :

L'honneur d'avoir anéanti, en automne 1919, la contre-révolution de Dénikine revient entièrement à l'Armée insurrectionnelle makhnoviste.

Si les insurgés n'avaient pas remporté la victoire décisive de Pérégonovka et n'avaient pas continué à saper les bases à l'arrière de Dénikine, détruisant ses services de ravitaillement en artillerie, en vivres et en munitions, les blancs auraient vraisemblablement fait leur entrée à Moscou, au plus tard en décembre 1919.

Ayant appris la retraite des meilleures troupes de Dénikine, les bolcheviks, d'abord surpris (voir chap. IV), ensuite renseignés sur la véritable cause de cette volte-face la défaite de Pérégonovka et ses conséquences - comprirent vite les avantages qu'ils pouvaient en tirer. Ils attaquèrent Dénikine près d'Orel et précipitèrent sa retraite générale.

Cette bataille, comme aussi quelques autres entre blancs en retraite et les rouges qui les talonnaient, eut une importance tout à fait secondaire. Une certaine résistance des blancs eut pour but uniquement de protéger leur retraite et d'évacuer les munitions et les provisions. Sur toute l'étendue du chemin - depuis Orel, en passant par Koursk, et jusqu'aux confins de la mer Noire et de celle d'Azov - l'Armée Rouge avançait presque sans obstacle.

Son entrée en Ukraine et dans la région du Caucase, sur les talons des blancs en retraite, fut effectuée exactement comme un an auparavant, lors de la chute de l'hetman sur des voies déblayées d'avance.

Ce furent les makhnovistes qui supportèrent tout le poids de cette armée en retraite, descendue du nord. Jusqu'à sa débâcle définitive, elle donna beaucoup de soucis à l'Armée insurrectionnelle.

Les bolcheviks, sauvés indirectement par les partisans révolutionnaires, retournèrent en Ukraine récolter les lauriers d'une victoire qu'ils n'avaient pas remportée.

 

Notes:

(7) Cette clause constituait une précaution de la part des makhnovistes. Ils craignaient, en effet, que, sous un prétexte quelconque, le commandement rouge n'envoie l'Armée insurrectionnelle sur un autre front afin d'établir sans inconvénient le Pouvoir bolcheviste dans la région. Comme le lecteur le verra par la suite, cette crainte fut pleinement justifiée par les événements ultérieurs.

(8) Le surnom de " Père Makhno " fut donné à Makhno après l'unification du mouvement. Le qualificatif " père " ( " batko ", en ukrainien) est fréquemment ajouté au nom, en Ukraine, lorsqu'il s'agît d'une personne âgée ou respectée. Il ne comporte aucun sens autoritaire.

(9) La nuit tombée, je suivais seul - quelque peu en retard sur mes camarades - à cheval, mais lentement, cette route de calvaire des régiments dénikiniens. Je n'oublierai jamais le tableau fantasmagorique de ces centaines de corps humains, sauvagement abattus en pleine jeunesse, gisant - sous le ciel étoilé - le long de la route, isolément ou entassés les uns sur les autres, en des poses infiniment variées et infiniment étranges : corps déshabillés jusqu'au linge ou même nus, couverts de poussière et de sang, mais exsangues et verdâtres sous la pâle lueur des astres. Plusieurs d'entre eux manquaient de bras, d'autres étaient horriblement défigurés ; quelques-uns n'avaient pas de tête ; certains étaient fendus en deux tronçons presque entièrement séparés par un coup de sabre terrible...

De temps à autre, je descendais de cheval, je me penchais, anxieux, sur ces corps muets et immobiles, déjà rigides. Comme si j'espérais pénétrer un mystère impossible !... " Voilà ce que nous serions tous à cette heure-ci s'ils l'avaient emporté, pensai-je. Destin ? Hasard ? Justice ?... "

Le lendemain, les paysans des environs enterrèrent tous ces débris dans une vaste fosse commune, à côté de la route.

 


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