10.1 

Le mouvement des masses en Ukraine


Extrait de LA RÉVOLUTION INCONNUE de Voline


 

Ce chapitre me rend assez perplexe.

Si j'ai dû consacrer une centaine de pages au mouvement de Cronstadt, les événements d'Ukraine, traités comme il sied, demanderaient au moins cinq fois plus de place, en raison de leur envergure, de leur durée et surtout de leur grande portée révolutionnaire et morale. Or, c'est chose impossible.

D'autre part ma documentation sur ce mouvement ne dépasse pas celle de l'excellent ouvrage de Pierre Archinoff (1) : Histoire du mouvement makhnoviste. Et il m'est absolument impossible - dans les conditions présentes - de la compléter. Or, remplir des pages simplement pour reproduire une documentation déjà parue - même en tenant compte de l'allure très spéciale et de la rareté bibliographique de l'ouvrage - me paraît exagéré.

Certes, je pourrais apporter à l'étude deux éléments assez appréciables : 1° quelques faits exposés dans les volumes II et III des Mémoires de Nestor Makhno, animateur et guide militaire du mouvement, parus uniquement en langue russe, en 1936 et 1937 ; 2° quelques épisodes que j'ai vécus, car j'ai participé à ce mouvement à deux reprises, fin 1919 et fin 1920, soit pendant près de six mois.

Mais pour ce qui concerne les Mémoires de Makhno, la mort de l'auteur (décédé à Paris en 1935) a arrêté son travail à ses débuts : les trois volumes parus (le premier en russe et en français, longtemps avant les deux suivants) ne traitent que de la période 1917-1918 ; ils s'arrêtent juste au seuil du véritable mouvement, des événements les plus typiques et importants (1919-1921).

Et quant à mes souvenirs vécus, personnels, ils seraient particulièrement utiles s'ils venaient s'insérer dans un récit général et complet. Détachés de cet ensemble, ils n'ont pas le même intérêt.

Pourtant, il est impossible de ne pas parler du mouvement des masses en Ukraine, surtout lorsqu'on étudie la Révolution russe sous l'angle où je l'envisage.

Ce mouvement a joué dans la Révolution un rôle exceptionnellement important : plus important encore que celui de Cronstadt. Ceci en raison de son envergure, de sa durée, de son caractère essentiellement populaire, de la netteté de sa tendance idéologique, et enfin des tâches qu'il eut à remplir.

Or, pour des raisons que le lecteur de ce livre comprendra facilement, la littérature existante - quelle qu'elle soit - passe ce mouvement totalement sous silence ou, si elle en parle, elle le fait en quelques lignes et uniquement dans un but diffamatoire.

En fin de compte, l'épopée ukrainienne est restée jusqu'à présent, à peu près inconnue. Et, cependant, parmi les éléments de la " Révolution inconnue ", elle est certainement la plus remarquable.

A vrai dire, même l'ouvrage d'Archinoff, fort de quelque 400 pages, n'est qu'un résumé. Traité comme il le mérite, le mouvement ukrainien devrait remplir plusieurs volumes. Rien que les documents, d'une grande valeur historique, qui s'y rapportent, prendraient des centaines de pages. Pierre Archinoff ne put en reproduire qu'une infime partie.

Naturellement, une oeuvre de cette étendue incombera aux historiens futurs qui auront à leur disposition toutes les sources voulues. Mais, dès à présent, ce mouvement doit être le mieux possible mis en lumière.

Toutes ces considérations contradictoires m'ont amené finalement à la décision suivante :

  1. Conseiller à tout lecteur sérieux et vraiment intéresse de lire l'ouvrage fondamental de Pierre Archinoff. Ce volume ne doit pas être facile à trouver, ayant été édité, en 1924, par une petite librairie libertaire. Mais le lecteur ne regrettera pas les efforts qu'il fera pour le trouver chez un libraire, sur les quais de Paris ou dans une grande bibliothèque.
  2. Apporter au lecteur, dans ce chapitre, l'essentiel du mouvement, en tirant parti surtout de la documentation de Pierre Archinoff.
  3. Compléter l'exposé par certains détails tirés des Mémoires de N. Makhno.
  4. Le compléter par des épisodes vécus, par mes impressions et appréciations personnelles.

 

10.1.1 Quelques notions géographiques et historiques

On désigne sous le nom d'Ukraine (ou de " Petite Russie ") une vaste région de la Russie méridionale - au sud-ouest du pays plus exactement - dont la superficie est d'environ 450 000 km carrés (à peu près les quatre cinquièmes de la France) et qui compte environ 30 millions d'habitants. Elle englobe les départements (" gouvernements ") de Kiew, de Tchernigow, de Poltava, de Kharkov, d'Ekatérinoslaw, de Kherson et de Tauride. Ce dernier est l'antichambre de la Crimée dont il est séparé par la partie est de la mer Noire, par l'isthme de Pérékop et par les détroits de la mer d'Azow.

Sans nous engager ici dans une histoire détaillée de l'Ukraine, notons brièvement certains traits caractéristiques de ce pays, traits que le lecteur doit connaître pour comprendre les événements qui s'y sont déroulés en 1917-1921.

1. L'Ukraine est une des contrées agricoles les plus riches du monde. La " terre noire ", grasse et fertile, y donne des récoltes incomparables. On appelait jadis cette région " le grenier de l'Europe ", l'Ukraine ayant été un fournisseur très important de divers pays européens en blé et en d'autres produits agricoles.

En plus des céréales, l'Ukraine est riche en légumes et en fruits, en steppes fertiles et en pâturages, en forêts, en cours d'eau et, enfin, dans sa partie est, aux confins de la région du Don, en houille.

2. En raison de ses richesses exceptionnelles, et aussi de sa situation géographique, l'Ukraine a été de tout temps une proie particulièrement alléchante pour divers pays, voisins et même lointains. Depuis des siècles la population ukrainienne, ethnographiquement très mélangée mais très unie dans la ferme volonté de sauvegarder sa liberté et son indépendance, soutenait des guerres et des luttes contre les Turcs, les Polonais, les Allemands et aussi contre son puissant voisin immédiat : la grande Russie des Tzars. Finalement, elle fut englobée dans le corps de l'immense Empire russe : en partie, par la conquête, en partie volontairement, ayant un besoin impérieux d'être protégée efficacement, contre les divers compétiteurs, par un seul et puissant voisin.

3. Cependant la composition ethnique de la population ukrainienne, le contact séculaire du pays - contact guerrier, commercial ou autre - avec le monde occidental, certains traits géographiques et topographiques de la région et, enfin, certaines particularités du caractère, du tempérament et de la mentalité du peuple, eurent pour résultat de maintenir une différence assez marquée entre 1a situation de la Grande Russie et celle de l'Ukraine sous le sceptre files tzars.

Certaines parties de l'Ukraine ne se sont jamais laissé subjuguer totalement, comme cela eut lieu en Grande Russie. Leur population a toujours gardé un certain esprit d'indépendance, de résistance, de " fronde ". Relativement cultivé et fin, assez " individualiste ", entreprenant et ne fuyant pas l'initiative, jaloux de son indépendance, guerrier par tradition, prêt à se défendre et habitué, depuis des siècles, à se sentir libre et maître chez lui, l'Ukrainien, en général, ne s'était jamais soumis à cet esclavage total - non seulement du corps, mais aussi de l'esprit - qui caractérisait l'état de la population de la Grande Russie.

Mais nous parlons surtout des habitants de certaines contrées de l'Ukraine, qui avaient même obtenu, tacitement, une sorte d'habeas corpus et vivaient en liberté, ces contrées étant presque inaccessibles à la force armée des tzars, un peu comme le " maquis " de la Corse.

Tout particulièrement dans les îles qui se trouvent en aval du Dnieper - dans ce fameux " Zaporojié " - des hommes épris de liberté s'organisèrent, dès le XIVe siècle, en camps exclusivement masculins et luttèrent, pendant des siècles, contre les tentatives d'asservissement des divers pays voisins, y compris la Grande Russie (2). Finalement, cette population guerrière dut, elle aussi, se soumettre à l'Etat russe. Mais les traditions de la " volnitza " (vie libre) se perpétuèrent en Ukraine et ne purent jamais être étouffées. Quels qu'aient pu être les efforts des tzars, depuis Catherine II pour effacer de l'esprit du peuple ukrainien toute trace de ces traditions de la " république zaporogue ", cet héritage des siècles passés (XIVe-XVIe) s'y conserva.

Le servage, impitoyable en Grande Russie, avait une allure pour ainsi dire plus " libérale " en Ukraine, en raison de la résistance constante des paysans. Des milliers d'entre eux se sauvaient de chez les seigneurs trop brutaux, gagnaient " le maquis " et s'y réfugiaient au sein de la " volnitza ".

En Grande Russie même, tous ceux qui ne voulaient plus être des serfs, ceux qui aspiraient à plus de liberté, ceux qui aimaient la vie indépendante, ceux qui avaient des démêlés avec la justice ou tombaient sous le coup des lois de l'Empire, fuyaient vers les steppes, les forêts et autres régions peu accessibles de l'Ukraine et y recommençaient une vie nouvelle. Ainsi, depuis des siècles, l'Ukraine fut la terre promise de toutes sortes de fugitifs.

La proximité des mers et des ports (Taganrog, Berdiansk, Kherson, Nikolaïew, Odessa), le voisinage du Caucase et de la Crimée - régions éloignées des centres et abondant en endroits bien abrités - augmentaient encore les possibilités, pour les individus forts et entreprenants, d'une vie libre, insoumise, en rupture de ban avec la société existante. Une partie de ces hommes fournit plus tard les cadres de ces vagabonds ( " bossiaki " ) peints magistralement par Maxime Gorki.

Ainsi l' " atmosphère " entière en Ukraine était très différente de celle de la Grande Russie.

Jusqu'à nos jours, les paysans de l'Ukraine ont gardé un amour particulier pour la liberté. Cet amour se manifesta par une résistance opiniâtre des paysans ukrainiens contre tout Pouvoir cherchant à les assujettir.

 

10.1.2 Situation particulière de l'Ukraine vis-à-vis de l'emprise bolcheviste

Le lecteur comprendra maintenant pourquoi la dictature et la terrible étatisation bolchevistes rencontrèrent en Ukraine une opposition beaucoup plus efficace et longue qu'en Grande Russie.

D'autres facteurs favorisèrent cette attitude :

  1. Les forces organisées du parti communiste étaient très faibles en Ukraine, en comparaison de celles de la Grande Russie. L'influence des bolcheviks sur les paysans et les ouvriers y fut toujours insignifiante.
  2. Pour cette raison et pour d'autres, la Révolution d'octobre y eut lieu beaucoup plus tard ; elle y commença fin novembre (1917) ; elle y continuait encore en janvier 1918. C'était, auparavant, la bourgeoisie nationale locale - les " pétliourovtsi ", partisans du " démocrate " Pétlioura - qui détenait le pouvoir en Ukraine, parallèlement au pouvoir de Kérensky en Grande Russie. Les bolcheviks combattaient ce pouvoir sur le terrain plutôt militaire que révolutionnaire.
  3. L'impopularité et l'impuissance du parti communiste en Ukraine firent que la prise du pouvoir par les Soviets y signifia autre chose qu'en Grande Russie.

En Ukraine, les Soviets étaient beaucoup plus exactement des réunions des délégués ouvriers et paysans . N'étant pas dominés par un parti politique - les mencheviks, non plus, ne jouaient en Ukraine aucun rôle effectif - ces Soviets n'avaient pas les moyens de subordonner les masses. Ici, les ouvriers dans les usines et les paysans dans les villages se sentaient une force réelle.

Dans leurs luttes révolutionnaires, ils n'eurent pas l'habitude de céder leur initiative à quiconque, d'avoir à leurs côtés un tuteur constant et inflexible tel que le fut le parti communiste en Grande Russie.

De ce fait, une plus grande liberté d'esprit, de pensée et d'action y prit solidement racine. Elle devait infailliblement se manifester lors des mouvements révolutionnaires de masse.

Les effets de tous ces facteurs se firent sentir dès le début des événements. Tandis qu'en Grande Russie la révolution fut étatisée sans peine et introduite rapidement dans le lit de l'État Communiste, cette étatisation et cette dictature rencontrèrent en Ukraine des difficultés considérables. L' " Appareil soviétique " (bolcheviste) s'y installait surtout par la contrainte, militairement. Un mouvement autonome des masses , surtout des masses paysannes, totalement négligées par les partis politiques se développait parallèlement au processus d'étatisation.

Ce mouvement indépendant des masses laborieuses s'annonçait déjà sous la " République démocratique " de Pétlioura. Il progressait lentement, cherchant sa voie. Il se fit remarquer ostensiblement dès les premiers jours de février 1917. C'était un mouvement spontané qui cherchait " à tâtons " à renverser le système économique d'esclavage et à créer un système nouveau, basé sur la communauté des moyens de travail et sur le principe de l'exploitation de la terre par les travailleurs eux-mêmes.

Au nom de ces principes, les ouvriers, ça et là, chassaient les propriétaires des usines et remettaient la gestion de la production à leurs organismes de classe : aux syndicats naissants, aux comités d'usines, etc. Les paysans, eux, s'emparaient des terres de propriétaires fonciers et des " koulaks " (paysans cossus) et en réservaient strictement l'usufruit aux laboureurs eux-mêmes, esquissant ainsi un type nouveau d'économie agricole. Naturellement, ce processus se répandait et se généralisait avec une extrême lenteur, d'une manière plutôt spontanée et désordonnée. C'étaient les premiers pas, assez maladroits encore, vers une activité future plus vaste, plus consciente et mieux organisée. Le chemin sur lequel les masses tâtonnaient était le bon. Intuitivement les masses le sentaient.

" Cette pratique d'action révolutionnaire directe des ouvriers et des paysans se développa en Ukraine, presque sans obstacles, durant toute la première année de la Révolution, créant ainsi une ligne de conduite révolutionnaire des masses précise et saine.

Chaque fois que tel ou tel groupe politique, s'étant emparé du pouvoir, tentait de briser cette ligne de conduite révolutionnaire des travailleurs, ces derniers commençaient une opposition révolutionnaire et entraient en lutte contre ces tentatives, d'une manière ou d'une autre.
Ainsi, le mouvement révolutionnaire des travailleurs vers l'indépendance sociale, commencé dès les premiers jours de la Révolution, ne faiblissait pas, quelque fût le pouvoir établi en Ukraine. Il ne s'éteignit pas non plus sous le bolchevisme qui, après le bouleversement d'octobre, se mit à introduire dans le pays son système étatiste autoritaire.
Ce qu'il y avait de particulier dans ce mouvement, c'était : le désir d'atteindre, dans la Révolution, les buts véritables des classes laborieuses - la volonté de conquérir l'indépendance complète du travail, et, enfin, la méfiance envers les groupes non laborieux de la société.
Malgré tous les sophismes du Parti Communiste cherchant à démontrer qu'il était le cerveau de la classe ouvrière et que son pouvoir était celui des travailleurs, tout ouvrier ou paysan ayant conservé l'esprit ou I'instinct de classe se rendait de plus en plus compte qu'en fait, le Parti détournait les travailleurs des villes et des campagnes de leur oeuvre révolutionnaire propre ; que le pouvoir les prenait sous sa tutelle ; que le fait même de l'organisation étatiste était l'usurpation de leurs droits à l'indépendance et à la libre disposition d'eux-mêmes.
L'aspiration à l'indépendance, à l'autonomie complète, devint le fond du mouvement né au sein profond des masses. Leurs pensées étaient constamment ramenées à cette idée par une multitude de faits et de voies. L'action étatiste du parti communiste étouffait impitoyablement ces aspirations. Mais ce fut précisément cette action d'un parti présomptueux ne tolérant aucune objection, qui éclaira le mieux les travailleurs dans cet ordre d'idées et les poussa à la résistance.
Au début, ce mouvement se bornait à ignorer le nouveau pouvoir et à accomplir des actes spontanés, par lesquels les paysans s'emparaient des terres et des biens des propriétaires. Il cherchait ses formes et ses voies. 

(Pierre Archinoff, l'Histoire du mouvement makhnoviste, pp. 70-72.)

L'occupation brutale de l'Ukraine, après la paix de Brest-Litovsk, par les troupes austro-allemandes, avec toutes ses conséquences terribles pour le peuple laborieux, créa dans le pays des conditions nouvelles et précipita le développement de ce mouvement des masses.

 

10.1.3 Les terribles conséquences de la paix de Brest-Litovsk pour l'Ukraine. -
La naissance de la résistance populaire et le mouvement " Makhnoviste "

 

Ici, je me permets de citer, presque en entier, un chapitre de l'ouvrage de Pierre Archinoff. On ne pourrait faire un meilleur exposé des événements qui suivirent la paix de Brest-Litovsk. Rappelons-nous que la clause principale du traité de paix donna aux Allemands le libre accès de l'Ukraine d'où les bolchevistes se retirèrent.

L'exposé d'Archinoff est rapide, clair substantiel, saisissant. Je ne puis rien en retrancher, rien y ajouter. Il est absolument exact quant aux faits. Chaque détail est important si le lecteur veut comprendre la suite.

L'écrasante majorité des lecteurs n'ayant pas eu en mains l'ouvrage en question ni ne pouvant se le procurer, cette citation s'impose.

" Le traité de Brest-Litovsk, conclu par les bolcheviks avec le gouvernement impérial allemand, ouvrit toutes grandes les portes de l'Ukraine aux Austro-Allemands. Ils y entrèrent en maîtres. Ils ne s'y bornèrent pas à une action militaire, mais s'immiscèrent dans la vie économique et politique du pays Leur but était de s'approprier ses vivres.

Pour y parvenir d'une façon facile et complète, ils y rétablirent le Pouvoir des nobles et des agrariens renversés par le peuple, et y installèrent le gouvernement autocrate de l'hetman Skoropadsky.
Quant à leurs troupes, elles étaient systématiquement trompées par les officiers. Ceux-ci leur représentaient la situation en Russie et en Ukraine comme une orgie de forces aveugles et sauvages détruisant l'ordre dans le pays et terrorisant l'honnête population travailleuse. Par ces procédés, on provoquait chez les soldats une hostilité contre les paysans et les ouvriers révoltés, favorisant ainsi l'action (action de simple brigandage, absolument écoeurante) des armées austro-allemandes.
Le pillage économique de l'Ukraine par les Austro-Allemands avec l'assentiment et l'aide du gouvernement de Skoropadsky fut " colossal " et horrible. On volait, on emportait tout : blé, bétail, volailles, oeufs, matières premières, etc. - tout cela dans de telles proportions que les moyens de transport n'y suffisaient pas. Comme s'ils étaient tombés sur des dépôts immenses voues au pillage, les Autrichiens et les Allemands se hâtaient d'enlever le plus possible, chargeant un train après un autre, des centaines, des milliers de trains, emportant tout chez eux.
Quand les paysans résistaient à ce pillage et tentaient de conserver le fruit de leur travail, les représailles, la schlague, les fusillades sévissaient.
En plus de la violence des envahisseurs, du cynique brigandage militaire, l'occupation de l'Ukraine par les Austro-Allemands fut accompagnée d'une réaction féroce de la part des agrariens. Le régime de l'hetman fut l'anéantissement de toutes les conquêtes révolutionnaires des paysans et des ouvriers, un retour complet au passé.
Il est donc naturel que cette nouvelle ambiance ait fortement accéléré la marche du mouvement esquissé auparavant, sous Pétlioura et sous les bolcheviks.
Partout, principalement dans les villages, commencèrent des actes insurrectionnels contre les agrariens et les Austro-Allemands C'est alors que prit son essor le vaste mouvement révolutionnaire des paysans d'Ukraine, désigné plus tard sous le nom d'insurrection révolutionnaire.
On voit assez souvent l'origine de cette insurrection uniquement dans l'occupation austro-allemande et dans le régime de l'hetman. Cette explication est insuffisante et partant inexacte. L'insurrection eut ses racines dans toute l'ambiance et dans les fondements mêmes de la Révolution russe. Elle fut une tentative des travailleurs de mener la Révolution jusqu'à son résultat intégral : la véritable, la complète émancipation et la suprématie du travail. L'invasion austro-allemande et la réaction agrarienne ne firent qu'accélérer le processus.
Le mouvement prit rapidement de vastes proportions. La paysannerie se dressait de tous côtés contre les agrariens, les massacrant ou les chassant, s'emparant de leurs terres et de leurs biens, sans ménager non plus les envahisseurs.
L'hetman et les autorités allemandes répondirent par des représailles implacables. Les paysans des villages soulevés furent schlagués et fusillés en masse ; tous leurs biens furent brûlés. Des centaines de villages subirent, dans un court espace de temps, un châtiment terrible de la part de la caste militaire et agrarienne. Ceci se passa en juin, juillet et août 1918.
Alors les paysans, persévérant dans leur révolte, s'organisèrent en francs-tireurs et recoururent à une guerre d'embuscades. Comme sur l'ordre d'organisations invisibles, ils formèrent, presque simultanément en différents lieux, une multitude de détachements de partisans, agissant militairement et toujours par surprise, contre les agrariens, contre leurs gardes et contre les représentants du Pouvoir. Habituellement, ces détachements, composés de 20, 50 à 100 cavaliers bien armés, fonçaient brusquement à l'opposé de l'endroit où on les supposait, sur une propriété ou sur la Garde Nationale, massacraient tous les ennemis des paysans et disparaissaient aussi rapidement qu'ils étaient venus. Tout agrarien persécutant les paysans, tous ses fidèles serviteurs, étaient repérés par les francs-tireurs et menacés à tout instant d'être supprimés. Tout garde, tout officier allemand était voué à une mort certaine. Ces exploits, accomplis quotidiennement dans tous les recoins du pays, taillaient dans le vif la contre-révolution agrarienne, la mettant en péril et préparant le triomphe des paysans.
Il est à noter que, pareillement aux vastes insurrections paysannes surgies spontanément, sans aucune préparation, ces actes guerriers organisés étaient toujours accomplis par les paysans eux-mêmes, sans aucun secours ni direction d'une organisation politique quelconque. Leurs moyens d'action les mirent dans la nécessité de vaquer eux-mêmes aux besoins du mouvement, de le diriger et de le conduire vers la victoire. Durant toute la lutte contre l'hetman et les agrariens, même aux moments les plus durs, les paysans demeurèrent seuls face à face à leurs ennemis acharnés, bien armés et organisés. Ce fait eut une très grande influence sur le caractère même de toute l'insurrection révolutionnaire. Partout où celle-ci resta jusqu'au bout une " oeuvre de classe ", sans tomber sous l'influence des partis politiques ou des éléments nationalistes, elle garda intacts, non seulement l'empreinte de son origine, étant sortie des profondeurs mêmes de la masse paysanne, mais aussi son second trait fondamental : la conscience parfaite que possédaient tous ces paysans d'être eux-mêmes guides et animateurs de leur mouvement. Les partisans surtout étaient pénétrés de cette idée. Ils étaient fiers de cette particularité de leur mouvement et se sentaient en force pour remplir leur mission.
Les représailles sauvages de la contre-révolution n'arrêtèrent pas le mouvement au contraire, elles lui fournirent le prétexte de s'élargir et de s'étendre. Les paysans se liaient de plus en plus entre eux, poussés par la marche même des événements, vers un plan général d'action révolutionnaire.
Certes, Les paysans de toute l'Ukraine ne se sont jamais organisés en une seule force agissant sous une seule direction. Au point de vue esprit révolutionnaire, ils étaient tous unis ; mais en pratique, ils s'organisaient plutôt localement, par régions ; les petits détachements de partisans, isolés les uns des autres, s'unifiaient pour former des unités importantes et plus puissantes. Au fur et à mesure que les insurrections se faisaient plus fréquentes et les représailles plus féroces et organisées, de telles unions devenaient nécessité urgente.
Dans le sud de l'Ukraine, ce fut la région de Goulaï-Polé qui prit l'initiative de cette unification. Là, elle se fit non seulement dans le but de la défense, mais aussi et surtout en vue d'une destruction générale et complète de la contre-révolution agrarienne."
Cet autre but, plus important et plus décisif, imposa au mouvement d'unification des masses paysannes une tâche plus vaste : celle d'englober dans le mouvement des éléments révolutionnaires des autres régions et de forger avec tous les paysans révolutionnaires, si possible, une grande force organisée, capable de combattre toute réaction et de défendre victorieusement la liberté et le territoire du peuple en révolution .

Le rôle le plus important dans cette oeuvre d'unification et dans le développement général de l'insurrection révolutionnaire au sud de l'Ukraine appartint au détachement de partisans guidé par un paysan originaire de la région : Nestor Makhno. C'est pourquoi ce mouvement est connu sous le nom de " mouvement makhnoviste ".

" Dès les premiers jours du mouvement - dit Pierre Archinoff - jusqu'à son point culminant où les paysans vainquirent les agrariens, Makhno joua un rôle prépondérant et capital à un point tel que des régions insurgées entières et les moments les plus héroïques de la lutte sont liés à son nom.

Lorsque, ensuite, l'insurrection triompha définitivement de la contre-révolution de Skoropadsky, mais que la région fut menacée par Dénikine, Makhno devint le centre de ralliement de millions de paysans sur l'étendue de plusieurs départements (gouvernements) en lutte contre celui-là. "
Soulignons qu'il ne s'agissait, dans cette vaste oeuvre que de la région sud de l'Ukraine.

" Car ce ne fut pas partout que l'insurrection conserva sa conscience, son essence révolutionnaire et sa fidélité aux intérêts de la classe laborieuse. Alors que dans le sud de l'Ukraine les insurgés, de plus en plus conscients de leur rôle et de leur tâche historique, levèrent le drapeau noir de l'anarchisme et s'engagèrent sur la voie anti-autoritaire d'organisation libre des travailleurs, dans les régions ouest et nord-ouest du pays, ils glissèrent peu à peu, après avoir renversé l'hetman, sous l'influence d'éléments étrangers, ennemis de leur classe, notamment des démocrates-nationalistes (les " petliourovtzi ", partisans de Pétlioura). Pendant plus de deux ans, une partie des insurgés de l'ouest de l'Ukraine servit d'appui à ces derniers qui poursuivaient, sous l'étendard national, les intérêts de la bourgeoisie libérale Ainsi, les paysans insurgés des gouvernements de Kiew, de la Volhynie, de la Podolie et d'une partie de celui de Poltava, tout en ayant des origines communes avec le reste des insurgés, ne surent, par la suite, trouver en eux-mêmes ni la conscience de leurs tâches historiques, ni leurs forces organisatrices, et tombèrent sous la férule des ennemis du monde du travail, devenant des instruments aveugles entre leurs mains.

L'insurrection du Sud eut un tout autre sens et prit un tout autre aspect. Elle se sépara nettement des éléments non travailleurs de la société, elle se débarrassa rapidement et résolument des préjugés nationaux, religieux, politiques et autres du régime d'oppression et d'esclavage ; elle se plaça sur le terrain des aspirations réelles de la classe des prolétaires des villes et des campagnes et entama, au nom de ces aspirations, une rude guerre contre les ennemis multiples du Travail. "

 

10.1.4 L'Anarchiste Nestor Makhno

Au cours de notre étude, nous avons déjà prononcé, plus d'une fois, le nom de Nestor Makhno, paysan ukrainien qui joua un rôle énormes exceptionnel, dans la vaste insurrection paysanne du sud de l'Ukraine.

Nous avons dit, d'autre part, que toute la littérature, existant sur la Révolution russe, sauf quelques éditions libertaires, passe complètement sous silence - ou ne traite qu'en quelques lignes diffamatoires - ce formidable mouvement.

Quant à son animateur et guide militaire, Nestor Makhno, si l'on daigne parfois le citer, c'est uniquement pour le gratifier des titres de " bandit ", d' " assassin ", de " pillard ", de " fauteur de pogromes juifs ", etc. Constamment, opiniâtrement, on le traîne dans la boue, on le calomnie, on l'abhorre. Dans les meilleurs cas, des auteurs sans scrupules, sans se donner la peine d'examiner et de vérifier les faits et les fables, répandent sur la vie et l'action de ce militant libertaire des légendes absurdes et des bêtises ineffables (3).

Tous ces procédés sont, hélas ! classiques et courants.

Ils nous obligent à reproduite ici, brièvement, la biographie authentique de N. Makhno et, pour l'instant, les étapes de son activité jusqu'au renversement de l'hetman.

D'ailleurs, il est indispensable de connaître la personnalité de Makhno pour comprendre la suite des événements.

" Makhno naquit le 27 octobre 1889, et fut élevé par sa mère dans le village de Goulaï-Polé, district d'Alexandrovsk, gouvernement d'Ekatérinoslaw. Il était fils d'une famille de paysans pauvres. Il n'avait que dix mois lorsque son père mourut, le laissant, lui et ses quatre petits frères, aux soins de leur mère.

Dès l'âge de sept ans, en raison de l'excessive pauvreté de la famille, il servit comme petit pâtre, gardant les vaches et les brebis des paysans de son village. A huit ans, il entra à l'école locale qu'il fréquentait en hiver, servant toujours comme pâtre en été.
A douze ans, il quitta l'école et sa famille pour " se placer ". Il travailla comme garçon de ferme dans les propriétés des agrariens et des paysans riches (les koulaks) allemands dont les colonies étaient nombreuses en Ukraine. A cette époque déjà, à l'âge de 14 ou 15 ans, il professait une forte haine contre les patrons exploiteurs et rêvait à la manière dont il pourrait " régler un jour leur compte ", aussi bien pour lui-même que pour les autres.
Jusqu'à l'âge de seize ans, pourtant, il n'eut aucun contact avec le monde politique. Ses conceptions sociales et révolutionnaires se formaient et se précisaient spontanément, dans un cercle très restreint de paysans, prolétaires comme lui. "
Toutes les versions prétendant que Makhno était instituteur et se forma sous l'influence d'un anarchiste intellectuel, sont fausses comme beaucoup d'autres.

" La révolution de 1905 le fit sortir d'un seul coup de ce petit cercle en le lançant dans le torrent des grands événements et actes révolutionnaires Il avait alors 17 ans. Il était plein d'enthousiasme révolutionnaire et prêt à tout dans la lutte pour la libération des travailleurs. Après avoir pris quelques connaissances des organisations politiques, il entra résolument dans les rangs des anarchistes-communistes et à dater de ce moment devint un militant infatigable. Il déploya une grande activité et participa aux actes les plus dangereux de la lutte libertaire.

En 1908, il tomba entre les mains des autorités tzaristes qui le condamnèrent à la pendaison pour association anarchiste et participation à des actes terroristes. Par égard pour sa jeunesse, la peine de mort fut commuée en celle de travaux forcés à perpétuité.
Il purgeait sa peine dans la prison centrale de Moscou (" Boutyrki "). Bien que la vie en prison fût pour lui sans espoir et extrêmement pénible, Makhno s'efforça de l'utiliser pour s'instruire (4). Il fit montre d'une grande persévérance. II apprit la grammaire, il étudia les mathématiques la littérature l'histoire de la culture et l'économie politique. A vrai dire, la prison fut l'unique école où Makhno puisa les connaissances historiques et politiques qui lui furent d'un très grand secours dans son action révolutionnaire ultérieure. La vie, l'action, les faits, furent une autre école où il apprit à connaître et à comprendre les hommes et les événements sociaux.
C'est en prison que, tout jeune encore, Makhno compromit sa santé. Obstiné, ne pouvant se faire à l'écrasement absolu de la personnalité auquel était soumis tout condamné aux travaux forcés, il se cabrait toujours devant les autorités pénitentiaires. Il était continuellement au cachot où, par le froid et l'humidité, il contracta la tuberculose pulmonaire. Pendant les neuf ans de sa réclusion, il resta sans cesse aux fers pour " mauvaise conduite ", jusqu'à ce qu'il fût enfin délivré, avec tous les autres détenus politiques, par l'insurrection du prolétariat de Moscou, 1er de mars 1917.
Il retourna aussitôt à Goulaï-Polé où les masses paysannes lui manifestèrent une profonde sympathie. De tout le village, il était le seul forçat politique, rendu à sa famille par la Révolution. C'est pourquoi il devint spontanément l'objet de l'estime et de la confiance des paysans.
Ce n'était plus alors un jeune homme inexpérimenté, mais un militant achevé, ayant un puissant élan de volonté et une idée déterminée de la lutte sociale.
Arrivé à Goulaï-Polé, il s'adonna immédiatement à la besogne révolutionnaire, cherchant d'abord à organiser les paysans de son village et des environs. Il fonda un syndicat des ouvriers agricoles ; il organisa une commune libre et un Soviet local des paysans. Le problème qui l'agitait était celui de réunir et d'organiser toute la paysannerie en un faisceau puissant et solide pour qu'elle fût en état de chasser, une fois pour toutes, les seigneurs agrariens, tous les maîtres et dirigeants politiques, et d'arranger elle-même sa vie. C'est dans ce sens qu'il guidait le travail organisateur des paysans - et comme propagandiste et surtout comme homme d'action. Il cherchait à unir les paysans révolutionnairement, mettant à profit les faits flagrants de tromperie, d'injustice et d'oppression dont ils étaient victimes.
Pendant la période du gouvernement de Kérensky et aux jours d'octobre 1917, il fut président de l'union paysanne régionale, de la commission agricole, du syndicat des ouvriers métallurgistes et menuisiers et enfin président du Soviet des paysans et ouvriers de Goulaï-Polé.
Ce fut en cette dernière qualité qu'il rassembla, au mois d'août 1917, tous les propriétaires fonciers de la région, les obligea à lui remettre les documents concernant leurs terres et biens meubles, et procéda à un inventaire exact de tous ces biens. Ensuite, il fit là-dessus un rapport, d'abord en une séance du Soviet local, puis au Congrès des Soviets du district, et enfin au Congrès des Soviets de la région. Il proposa de faire égaliser les droits des propriétaires et des paysans riches (les " koulaks ") avec ceux des paysans laboureurs (pauvres) sur l'usufruit des terres.
A la suite de sa proposition, le Congrès décréta de laisser aux propriétaires et aux " koulaks " une part de la terre (ainsi que des instruments de travail et du bétail) égale à celle des laboureurs. Plusieurs congrès paysans des gouvernements d'Ekatérinoslaw, de Tauride, de Poltava, de Kharkov et d'autres suivirent l'exemple de la région de Goulaï-Polé et prirent la même mesure.
Pendant ce temps, Makhno devint dans sa région l'âme des mouvements des paysans qui reprenaient les terres et les biens des agrariens et même, au besoin, exécutaient certains propriétaires récalcitrants. Il se fit ainsi des ennemis mortels parmi les riches et les groupements bourgeois locaux. "

 

10.1.5 Les débuts de l'action insurrectionnelle de Makhno. - Ses idées, ses projets

Au moment de l'occupation de l'Ukraine par les Austro-Allemands, Makhno fut chargé par un Comité révolutionnaire clandestin, formé sur place, de créer des bataillons de paysans et ouvriers pour entreprendre une lutte contre les envahisseurs et le pouvoir.

" Il fit le nécessaire, mais fut contraint à reculer avec ses partisans sur les villes de Taganrog, Rostow et Tzaritsine, en combattant pas à pas.
La bourgeoisie locale, forte de l'appui militaire des Austro-Allemands, mit sa tête à prix. Il dut se cacher pendant quelque temps. Par vengeance les autorités militaires ukrainiennes et allemandes brûlèrent la maison de sa mère et fusillèrent son frère aîné, Emélian, invalide de guerre.
En juin 1918, Makhno vint à Moscou pour consulter quelques vieux militants anarchistes sur les méthodes et les tendances à suivre dans le travail libertaire révolutionnaire parmi les paysans de 1'Ukraine.
Mais les anarchistes qu'il rencontra étaient, à ce moment indécis et passifs (5). Il ne reçut aucune indication ni conseil satisfaisants. "
Il repartit pour l'Ukraine, de plus en plus ferme dans ses idées et projets personnels.

Il est à noter que, lors de son bref séjour à Moscou, Makhno eut un entretien avec le vieux théoricien de l'anarchisme, Pierre Kropotkine, et un autre avec Lénine. Il en fait un récit détaillé - surtout pour sa conversation avec Lénine - dans le volume de ses Mémoires. Il dit avoir beaucoup apprécié certains conseils de Kropotkine. Quant à son entretien avec Lénine, il porta sur trois points : la mentalité des paysans en Ukraine ; les perspectives immédiates pour ce pays et la nécessité pour les bolcheviks de créer une armée régulière (Armée Rouge) ; le désaccord entre le bolchevisme et l'anarchisme. Sa conversation, tout en présentant un certain intérêt, fut trop brève et superficielle pour apporter quelque chose de vraiment important. Nous ne nous y attarderons donc pas davantage.

Notons encore que les bolcheviks de Moscou aidèrent Makhno, dans une certaine mesure, à prendre des précautions pour pouvoir franchir la frontière de l'Ukraine et se déplacer avec le moins de risques possible.

Makhno considérait la masse paysanne comme une force historique particulière énorme.

" Il mûrissait depuis longtemps, continue Pierre Archinoff, une idée qui consistait à organiser des vastes masses paysannes, et faire jaillir l'énergie révolutionnaire accumulée en elles depuis des siècles et à précipiter cette formidable puissance sur le régime oppresseur contemporain.

Il jugea le moment arrivé pour l'exécution de cette idée. "
Après un bref séjour à Moscou, il repartit donc pour l'Ukraine, cherchant à retourner dans sa région de Goulaï-Polé. Cela se passait en juillet 1918.

" Le voyage s'accomplit, - raconte Archinoff -, avec beaucoup de difficultés, très clandestinement, pour ne pas tomber quelque part entre les mains des autorités de l'hetman. Une fois, Makhno faillit périr : il fut arrêté par un détachement austro-allemand ; et, pour son malheur, il était porteur de tracts libertaires. Un riche juif de Goulaï-Polé, qui connaissait Makhno personnellement de longue date, réussit à le sauver : il paya pour sa libération une somme d'argent considérable.

Chemin faisant, les communistes proposèrent à Makhno de choisir une région déterminée de l'Ukraine et d'y poursuivre un travail révolutionnaire clandestin en leur nom. Naturellement, il refusa même de discuter cette offre : la tâche qu'il se proposait lui-même d'accomplir n'avait rien de commun avec celle des bolcheviks. "
Voilà donc Makhno de nouveau à Goulaï-Polé : cette fois, avec la décision irrévocable de périr ou d'obtenir la victoire des paysans, en tout cas, de ne plus abandonner la région.

La nouvelle de son retour se répandit rapidement de village en village. De son côté, il ne tarda pas à commencer ouvertement sa mission auprès des vastes masses paysannes, prenant la parole dans des meetings improvisés, écrivant et diffusant des lettres et des tracts. Verbalement et par écrit, il appelait les paysans à une lutte décisive contre le pouvoir de l'hetman et contre les propriétaires. Il déclarait inlassablement que les travailleurs tenaient maintenant leur sort entre leurs mains et qu'ils ne devaient pas le laisser échapper.

Son vibrant appel fut entendu, en quelques semaines, par de nombreux villages et des districts entiers, préparant les masses aux grands événements futurs.

En plus de ses appels, Makhno lui-même se mit immédiatement à l'action. Son premier soin fut de former un bataillon révolutionnaire militaire, de force suffisante pour garantir la liberté de propagande et d'action dans les villages et les bourgs, et pour commencer en même temps les opérations de corps francs. Ce bataillon fut rapidement organisé : il y avait partout dans les villages des éléments merveilleusement combatifs, prêts à agir. Il ne manquait qu'un bon organisateur. Ce fut Makhno.

Le premier bataillon de Makhno s'imposa deux tâches urgentes : 1° poursuivre énergiquement le travail de propagande et d'organisation parmi les paysans ; 2° mener une lutte armée implacable contre tous leurs ennemis.

Le principal guide de cette lutte sans merci fut le suivant : Tout agrarien persécutant les paysans, tout agent de police de l'hetman, tout officier russe ou allemand, en tant qu'ennemi mortel et implacable des paysans, ne doit trouver aucune pitié : il doit être supprimé. De plus, doit être exécuté tout participant à l'oppression des paysans pauvres et des ouvriers, tout homme cherchant à supprimer leurs droits, à usurper leur travail.

En l'espace de deux ou trois semaines, le bataillon devint déjà la terreur, non seulement de la bourgeoisie locale, mais aussi des autorités austro-allemandes. Le champ d'action militaire révolutionnaire de Makhno était considérable : il s'étendait de Lozovaïa à Berdiansk, à Marioupol et à Taganrog, et de Lougansk (ainsi que de la station importante de Grichino) à Ekatérinoslaw, à Alexandrovsk et à Mélitopol.

La rapidité des déplacements était la tactique particulière de Makhno. Grâce à elle et aussi à l'étendue de la région, il apparaissait toujours à l'improviste, à l'endroit où on l'attendait le moins.

En peu de temps, il enveloppa d'un cercle de fer et de feu toute la région où se retranchait la bourgeoisie locale.

Tous ceux qui, depuis deux ou trois mois, avaient réussi à se réinstaller dans leurs vieux nids de hobereaux, tous ceux qui s'enivraient de l'asservissement des paysans en pillant leurs terres et en jouissant des fruits de leur travail, tous ceux qui régnaient sur eux en maîtres, se trouvèrent brusquement pris sous la main implacable de Makhno et de ses partisans.

Rapides comme l'ouragan, intrépides, inaccessibles à la pitié vis-à-vis de leurs ennemis, ils tombaient en foudre sur telle ou telle propriété, y massacraient tous les ennemis avérés des paysans et disparaissaient aussi vite qu'ils étaient venus.

Le lendemain, Makhno recommençait à plus de 100 kilomètres de là ; puis il apparaissait soudainement dans quelque bourg, y massacrait la " garde nationale " (la varta ), les officiers, les agrariens, et s'éclipsait avant que les troupes allemandes, pourtant disposées tout près, aient eu le temps de comprendre ce qui se passait.

Le jour suivant, il était de nouveau à 100 kilomètres de là, sévissant contre un détachement de magyars en exercice de représailles ou faisant pendre quelque part des gardes de la " varta ".

La " varta " s'alarma. Les autorités austro-allemandes aussi. Plusieurs bataillons furent envoyés pour écraser Makhno et s'en emparer. En vain ! Excellents cavaliers dès l'enfance, ayant en cours de route des chevaux de rechange à volonté, Makhno et ses partisans étaient insaisissables, faisant, en vingt-quatre heures, des marches impossibles pour des troupes de cavalerie régulière.

Bien des fois, comme pour se moquer de ses ennemis, Makhno apparaissait brusquement, tantôt au centre même de Goulaï-Polé, tantôt à Pologui où de nombreuses troupes austro-allemandes étaient toujours réunies, tantôt dans un autre lieu de concentration de troupes, tuant les officiers qui lui tombaient sous la main et s'esquivant sain et sauf, sans laisser la moindre indication sur la route qu'il allait prendre. Ou bien, juste au moment où, paraissait-il, on suivait sa piste toute fraîche, s'apprêtant à l'entourer et à le prendre dans tel ou tel autre bourg indiqué par quelqu'un, lui-même, vêtu de l'uniforme de la " varta ", se mêlait, avec un petit nombre de ses partisans, au plus épais de l'ennemi, s'informant de ses plans et dispositions, puis se mettait en route avec un détachement de la garde " à la poursuite de Makhno " et, chemin faisant, exterminait ce détachement.

La population paysanne tout entière prêtait aux partisans un soutien dévoué, actif, adroit. Partout, sur leur passage, ils étaient certains de trouver, au besoin, un gîte sûr, du ravitaillement, des chevaux, parfois des armes. Souvent, les paysans les cachaient chez eux, au risque de leur vie. Bien des fois, les habitants d'un village dirigeaient la " varta " et les troupes, lancées à la poursuite de Makhno, sur une fausse route, pendant que Makhno lui-même et ses cavaliers se trouvaient au village même ou du côté opposé à celui qu'on indiquait à leurs poursuivants.

De nombreux villages étaient impitoyablement châtiés pour leur attitude vis-à-vis des insurgés : tous les hommes étaient atrocement frappés à coups de baguettes de fusil, plusieurs paysans suspects étaient fusillés sur place. Il y eut même des villages entièrement brûlés par vengeance. Mais rien ne pouvait réduire la résistance farouche de la population laborieuse aux envahisseurs et à leurs protégés : les propriétaires et les contre-révolutionnaires.

En ce qui concerne les troupes austro-allemandes et magyares, les partisans s'en tenaient à la règle générale suivante : tuer les officiers et rendre la liberté aux soldats faits prisonniers. On leur proposait de rentrer dans leur pays, d'y raconter ce que faisaient les paysans ukrainiens et d'y travailler pour la Révolution Sociale. On leur distribuait de la littérature libertaire, parfois de l'argent. On n'exécutait que les soldats reconnus coupables d'actes de violence envers les paysans.

Cette façon de traiter les soldats austro-allemands et magyars faits prisonniers exerça sur eux une certaine influence révolutionnaire.

Durant cette première période de son activité insurrectionnelle, Makhno fut, non seulement l'organisateur et le guide des paysans, mais aussi un justicier redoutable du peuple opprimé. Pendant cette première action insurrectionnelle, des centaines de nids de hobereaux furent détruits, des milliers d'oppresseurs et d'ennemis actifs du peuple furent implacablement écrasés.

Sa façon d'agir, hardie et résolue, la rapidité de ses apparitions et disparitions, la précision de ses coups et l'impossibilité avouée de le saisir mort ou vivant, rendirent bientôt son nom célèbre dans toute la région. Ce nom faisait trembler de terreur et de haine les bourgeois et les autorités. Par contre, chez le peuple laborieux le nom de Makhno soulevait des sentiments de profonde satisfaction, de fierté et d'espoir. Pour le peuple, Makhno devint bientôt une figure légendaire.

Et, en effet, il y avait, dans le caractère, et dans la conduite de Makhno, des traits dignes d'une légende ; son extraordinaire audace, sa volonté opiniâtre, sa perspicacité en maintes circonstances et, enfin, l'humour savoureux dont il accompagnait volontiers certains de ses actes, toutes ces qualités en imposaient au peuple.

Mais ce n'étaient point là les traits fondamentaux de la personnalité de Makhno.

Son esprit combatif, ses entreprises insurrectionnelles de la première période ne furent que les premières manifestations d'un énorme talent guerrier et organisateur, qui se révéla plus tard dans toute son envergure.

Non seulement organisateur et guide militaire remarquable, mais aussi bon agitateur, Makhno multipliait infatigablement les meetings dans de nombreux villages de la région. Il y faisait des rapports sur les tâches du moment, sur la Révolution Sociale, sur la vie en communauté libre et indépendante des travailleurs, comme but suprême de l'insurrection. Il rédigeait aussi dans ce sens des tracts et des appels aux paysans, aux ouvriers, aux soldats autrichiens et allemands, aux cosaques du Don et du Kouban, etc.

Vaincre ou mourir - tel est le dilemme qui se dresse devant les paysans et les ouvriers de l'Ukraine en ce moment historique. Mais nous ne pouvons pas mourir tous, nous sommes innombrables. Nous, c'est l'Humanité ! Donc, nous vaincrons... Nous ne vaincrons pas pour répéter l'erreur des années passées : celle de remettre notre sort à de nouveaux maîtres. Nous vaincrons pour prendre nos destinées dans nos propres mains, pour arranger notre vie selon notre propre volonté et avec notre vérité.  

(Tiré d'un des premiers appels de Makhno.)

Ainsi parlait Makhno aux vastes masses paysannes.

 

Notes:

(1) Pierre Archinoff, libertaire russe, membre de la Fédération de Moscou à l'époque, participa au mouvement d'Ukraine pendant presque toute sa durée.

(2) Un des plus grands écrivains russes, N. Gogol (1809-1852), a peint admirablement la vie et les murs du " Zaporojié " dans son magnifique romans Tarass Boulba .

(3) Voir, par exemple, certaines " oeuvres " de Joseph Kessel.

(4) C'est en prison que Makhno lia connaissance avec P. Archinoff, condamné, comme lui, aux travaux forcés en tant qu'anarchiste. Et ce fut Archinoff, relativement beaucoup plus instruit, qui l'aida dans ses études.

(5) Ce fut au lendemain de la brutale répression d'avril (voir Livre premier, chap. II, Répression). Dans sa conversation avec Makhno, Lénine fit une brève allusion à cet événement, prétendant que les anarchistes de Moscou " hébergeaient des bandits de partout ". Makhno demanda à Lénine si l'on en avait des preuves palpables. Après une réponse évasive de Lénine - il invoqua la compétence de la Tchéka - la conversation fut coupée par l'intervention d'un bolchevik sur un autre sujet. Il n'en sortit donc rien de clair.

 


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